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Thom ne se rappelait plus très bien… Adepte de la joie et de la légèreté, il mettait un point d’honneur à ne pas accorder plus d’attention à une femme qu’à une autre. Les faire rire, voire soupirer, pourquoi pas ? Mais sa devise restait de ne pas s’attacher. Pour ces relations-là, il manquait de temps. En tout cas, il essayait de s’en convaincre.

— J’arrive ! marmonna-t-il en boitillant jusqu’à la porte.

Dire qu’hier encore, ou quasiment, il arrachait des cris d’admiration à des gens qui n’en croyaient pas leurs yeux de voir un homme de son âge, efflanqué et les cheveux blancs comme neige, réussir des cabrioles et des acrobaties avec la souplesse et l’agilité d’un gamin. Sa fichue claudication avait mis un terme à ses exploits, et ça l’horripilait. De plus, quand il était fatigué, sa jambe lui faisait encore plus mal.

Il ouvrit la porte et cilla de surprise.

— Mat ? Entre, mon garçon… Je te croyais occupé à délester des nobliaux de leur argent.

— Ils n’avaient plus envie de jouer, ce soir, dit le jeune homme en se laissant tomber sur le tabouret à trois pieds qui faisait office de deuxième fauteuil.

La veste ouverte, les cheveux en désordre, Mat regardait nerveusement autour de lui. Dans ses yeux, Thom nota l’absence de l’espièglerie qui caractérisait ce jeune homme d’habitude prompt à trouver quelque chose de réjouissant partout où il passait.

La perplexité de Thom s’accrut. Jusque-là, Mat n’était jamais entré dans sa chambre sans lancer une plaisanterie plus ou moins fine sur ce « trou à rat ». En réalité, il comprenait la motivation du trouvère : loger non loin des quartiers des domestiques était un bon moyen de faire oublier aux gens qu’il était arrivé dans le sillage d’une Aes Sedai. Mais quand il s’agissait de plaisanter, Mat ne se laissait arrêter par rien.

S’il avait compris que la chambre miteuse servait aussi à occulter tout lien de Thom avec le Dragon Réincarné, le jeune homme, étant ce qu’il était, aurait probablement approuvé la démarche.

Thom avait eu besoin de deux phrases, soufflées à la hâte à la faveur d’un rare moment de tranquillité, pour faire comprendre à Rand le sens profond de la manœuvre. Tous les gens écoutaient et regardaient un trouvère, mais personne ne le voyait vraiment ni ne se souvenait de ses faits et gestes. Cet avantage subsistait tant qu’il se contentait d’être un amuseur public bon pour dérider les paysans et les domestiques – et éventuellement pour distraire les nobles dames. À Tear, on voyait les choses ainsi. Après tout, il n’allait pas avoir des prétentions de barde…

Quels ennuis avait le gamin, pour venir à une heure pareille ? C’était sûrement lié aux multiples jeunes femmes, certaines assez mûres cependant pour ne pas tomber dans le piège, qui s’étaient laissé séduire par le sourire malicieux de Mat.

Jusqu’à preuve du contraire, Thom décida de faire comme si c’était une des visites habituelles de son jeune ami.

— Je vais chercher le plateau de jeu… Il est tard, mais nous aurons le temps de faire une partie. Avec un enjeu, si ça te tente.

Aux dés, Thom n’aurait pas risqué un sou contre Mat. Aux pierres, c’était différent. Pour la très étrange chance du jeune homme, c’était un jeu trop logique et trop stratégique.

— Pardon ? Non, non… Il est trop tard pour jouer… Thom, est-ce… ? Hum… Est-il arrivé quelque chose ici ?

Posant le plateau de jeu contre un pied de table, Thom alla repêcher sa blague à tabac et sa pipe dans l’abominable fouillis de documents.

— Quoi, par exemple ? demanda-t-il en finissant de bourrer la bouffarde.

Embrasant à la flamme d’une chandelle un morceau de parchemin, il alluma la pipe et recracha le jute avant que Mat ait eu le temps de lui répondre.

— Rand devenant cinglé, par exemple ! Non, inutile de me demander si c’est le cas !

Thom eut des picotements dans la nuque, mais il exhala très calmement un petit nuage de fumée. Puis il s’assit dans son fauteuil, prenant soin à bien tendre sa patte folle.

Mat inspira à fond et débita son histoire à toute allure :

— Le jeu de cartes a failli me tuer. La Chaire d’Amyrlin, un Haut Seigneur et… Thom, je n’ai pas rêvé ! Voilà pourquoi ces fichus gandins n’ont plus voulu jouer. Ils avaient peur que le drame se reproduise. Moi, je pense très sérieusement à quitter Tear.

Les picotements devinrent des piqûres de guêpe.

Thom se demanda ce qu’il fichait encore là. Filer était pourtant la meilleure idée possible. Des centaines de villages attendaient qu’un trouvère vienne les tirer de leur monotonie. Chacun possédait une auberge ou deux où le vin, idéal pour noyer les souvenirs, coulait à flots.

Oui, mais s’il partait, qui empêcherait les Hauts Seigneurs d’acculer Rand dans un coin sombre pour lui trancher la gorge ? Moiraine ? Elle en était capable, sans nul doute. En recourant à d’autres méthodes que lui. En digne fille du Cairhien, elle avait sûrement appris toutes les subtilités du Grand Jeu quand elle tétait encore sa mère. Mais sous prétexte d’aider Rand, elle ajouterait une ficelle à ce pantin, et ce au bénéfice de la Tour Blanche. Pris dans un filet indestructible, le pauvre ne pourrait jamais s’échapper. Cela dit, s’il était déjà en train de perdre la boule…

Vieux crétin !

Fallait-il être idiot pour rester impliqué dans cette histoire à cause d’une affaire vieille de quinze ans ? De plus ça ne changerait rien, car nul ne pouvait défaire ce qui était fait. Fine stratégie ou non, il devait parler à Rand. Au fond, qui s’étonnerait qu’un trouvère veuille interpréter devant le seigneur Dragon une chanson spécialement composée pour lui ? Dans son répertoire, il avait une vieille ballade kandorienne qui chantait les louanges d’un obscur seigneur local sans jamais le nommer ni préciser ses exploits et les endroits où ils s’étaient déroulés. Une commande, sans nul doute. Passée par un seigneur qui n’avait rien de glorieux à son palmarès. Eh bien, cette ode sans intérêt allait lui servir !

Sauf si Moiraine trouvait ça bizarre. Une éventualité aussi inquiétante qu’éveiller les soupçons des Hauts Seigneurs.

Andouille ! Tu devrais filer dès cette nuit !

Tout retourné, son estomac l’accablant de remontées acides, Thom resta pourtant impassible. Longtemps avant d’endosser la cape d’un trouvère, il s’était entraîné à ne pas trahir ses sentiments. Après avoir fait trois jolis ronds de fumée, il lâcha :

— Tu envisages de quitter Tear depuis le jour de ton arrivée.

Assis au bord de son tabouret, Mat foudroya le trouvère du regard.

— Mais là, c’est sérieux ! Si tu venais avec moi, Thom ? Il existe des villes où on affirme que le Dragon n’a pas encore pris sa première inspiration. Des endroits où les gens n’ont plus pensé aux maudites prophéties depuis des années, s’ils s’y sont intéressés un jour. Des havres de paix où on tient le Ténébreux pour le méchant d’un conte de grand-mère, les Trollocs pour des affabulations de voyageurs et les Myrddraals pour des croque-mitaines. Tu joueras de la harpe et raconteras des histoires pendant que je ferai fortune aux dés. Nous vivrons comme des seigneurs. Libres d’aller où nous voudrons et de rester où ça nous chantera – sans personne pour tenter de nous tuer.

Le genre de discours qui ne laissait pas indifférent… Mais Thom était un idiot, et il devait en prendre son parti, s’il voulait continuer à se supporter lui-même.

— Si tu as vraiment l’intention de filer, que fiches-tu encore ici ?

— Moiraine me surveille, lâcha Mat, agacé. Et quand ce n’est pas elle, quelqu’un d’autre s’en charge à sa place.

— Je sais… Lorsqu’elles tiennent quelqu’un, les Aes Sedai le tiennent bien !

Il y avait plus que ça, aurait juré Thom. C’était plus complexe, à coup sûr. Mais Mat ne voulait rien en savoir, et tous ceux qui étaient informés se taisaient. En supposant que Moiraine ne soit pas la seule à détenir la vérité.