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Au fond, ça ne changeait rien. Thom aimait bien Mat, il avait une dette envers lui, en un sens, et il n’entendait pas l’abandonner. Mais ses problèmes, comparés à ceux de Rand, n’étaient qu’un banal numéro d’artiste des rues, pas la représentation majestueuse d’un trouvère sur une scène.

— Cela dit, mon garçon, j’ai du mal à croire que Moiraine te fasse surveiller en permanence.

— Ça revient à ça ! Elle demande sans cesse aux gens où je suis et ce que je fais. Et je finis toujours par le savoir, comprends-tu ? Thom, tu connais quelqu’un qui refuserait de répondre à une Aes Sedai ? Pas moi… C’est l’équivalent d’une surveillance permanente.

— Tu peux échapper à ses espions, si tu y mets un peu de bonne volonté. Je n’ai jamais rencontré un type plus doué que toi pour passer inaperçu. Et c’est un compliment, ne te méprends pas.

— Il y a toujours quelque chose qui me retient de partir… Tous ces pigeons à plumer, par exemple. Sans parler de la fille de cuisine aux grands yeux qui ne déteste pas se laisser voler un baiser de temps en temps… ou de la servante qui a de longs cheveux doux comme la soie et le plus rond des…

Mat s’interrompit comme s’il avait conscience de raconter un peu n’importe quoi.

— As-tu déjà envisagé la possibilité que… ?

— Thom, si tu prononces le mot ta’veren, je me lève et je sors !

Le trouvère amenda son discours au dernier moment.

— Hum… Si tu hésitais à partir parce que Rand est ton ami ? Quelqu’un que tu ne veux pas abandonner ?

— L’abandonner ? (Mat se leva d’un bond, renversant son tabouret.) Thom, nous parlons du Dragon Réincarné ! En tout cas, c’est ce que Moiraine et lui prétendent. Et ils ont peut-être raison… Il est capable de canaliser et il détient cette étrange épée de verre… Les prophéties ! Je ne suis sûr de rien, sauf que je devrais être cinglé, comme les gens de Tear, pour rester. Mais… Tu ne penses pas que Moiraine me retient en utilisant le Pouvoir ?

— Je crois que ça dépasse ses compétences…

Sur les Aes Sedai, Thom en savait assez long pour évaluer l’étendue de son ignorance. Et sur ce point précis, il était sûr de ne pas se tromper.

Mat se passa une main dans les cheveux.

— Thom, je rêve tout le temps à jouer la fille de l’air. Mais j’ai ces étranges pressentiments… Presque des prémonitions… La certitude que quelque chose d’énorme se prépare. C’est comme savoir qu’il y aura un feu d’artifice pour la Fête du Soleil, tu vois ? L’ennui, c’est que je ne sais pas de quoi il s’agit. Mais chaque fois que je pense vraiment à partir, le phénomène se reproduit. Du coup, je me trouve toutes les raisons du monde de rester un jour de plus. Rien qu’un jour, un tout petit jour ! Ce n’est pas l’œuvre d’une Aes Sedai, pas vrai ?

Ravalant le mot ta’veren, Thom retira sa pipe de sa bouche et contempla pensivement le fourneau où le tabac rougissait encore. Sur les ta’veren, il ne savait pas grand-chose. Mais à part les Aes Sedai, tout le monde aurait pu en dire autant. Sauf peut-être une poignée d’Ogiers…

— Mat, je n’ai jamais été très doué pour résoudre les problèmes des autres. (Et encore plus incompétent avec les miens !) Quand une Aes Sedai est disponible, je conseille aux gens de lui demander de l’aide.

Un conseil que je ne suivrais pas pour tout l’or du monde !

— Demander du secours à Moiraine ?

— Dans le cas qui nous occupe, ça semble hors de question… Mais Nynaeve était ta Sage-Dame, à Champ d’Emond. Ces femmes sont là pour répondre aux questions des villageois et les aider.

Mat eut un ricanement rauque.

— Pour m’exposer à un de ses sermons sur la boisson, le jeu et… Bon, tu vois ce que je veux dire. Thom, elle me traite comme si j’avais dix ans. Elle croit que j’épouserai une gentille fille et que je reprendrai la ferme de mon père.

— Beaucoup d’hommes n’auraient rien contre un tel avenir.

— Eh bien, moi, ça ne me tente pas ! Je rêve d’autre chose que de vaches, de moutons et de plants de tabac. Je veux… (Mat secoua la tête, accablé.) Tous ces trous, dans ma mémoire ! Parfois, je me dis que si je pouvais les combler, je saurais… Que la Lumière me brûle, j’ignore ce que je suis censé savoir, mais je veux le découvrir ! Une énigme qui flanque mal à la tête, non ?

— Je ne parierais pas qu’une Aes Sedai puisse t’aider sur ce point… En tout cas, un trouvère en est incapable.

— Pas d’Aes Sedai ! Et ce n’est pas négociable.

— Du calme, mon garçon… Ce n’était pas mon idée, te concernant…

— Bon, c’est décidé, je pars ! Le temps de faire mes bagages et de trouver un cheval, et je prendrai la poudre d’escampette !

— Au milieu de la nuit ? Attends demain matin…

Si tu finis vraiment par filer…, faillit ajouter Thom.

— Allons, mon garçon, assieds-toi et détends-toi un peu. Nous allons faire une partie de pierres. Où ai-je donc fourré ce cruchon de vin ?

Mat hésita, les yeux tournés vers la porte. Puis il tira sur les pans de sa veste.

— Demain matin, oui…

Même s’il ne semblait pas convaincu, il redressa le tabouret et le plaça près de la table.

— Mais pas de vin pour moi, précisa-t-il en s’asseyant. Quand je suis sobre, il m’arrive déjà des choses assez bizarres… Je veux garder les idées claires.

Pensif, Thom posa le plateau de jeu et les petits sacs de pierres sur la table. Mat, si facile à convaincre ? Ou manipulé comme une marionnette par un ta’veren encore plus puissant que lui nommé Rand al’Thor ? Penchant pour la seconde hypothèse, Thom se demanda s’il n’était pas dans la même situation. Au moment de sa rencontre avec Rand, son destin ne le poussait sûrement pas vers une chambre exiguë de la Pierre de Tear. Mais depuis, quelqu’un ou quelque chose avait tiré les ficelles, et le résultat était là. S’il décidait de partir, par exemple parce que le Dragon devenait pour de bon timbré, trouverait-il sans cesse, comme Mat, des raisons de différer son départ ?

— Qu’y a-t-il sous la table ? demanda Mat, qui venait de flanquer un coup de pied dans le nécessaire à écrire. Je peux pousser ce truc ?

— Bien sûr, ne te gêne pas !

Intérieurement, le trouvère frissonna. S’il n’avait pas bien rebouché les encriers, le résultat serait catastrophique.

— Choisis, dit-il à Mat en tendant ses deux poings fermés.

Le jeune homme tapota la main gauche de son ami. L’ouvrant, Thom révéla une petite pierre noire plate et ronde. Tout content de jouer le premier, Mat plaça une pierre sur le plateau en damier. Voyant la lueur déterminée qui brillait dans ses yeux, personne n’aurait cru qu’il envisageait de se défiler quelques instants plus tôt. Retenu dans le dos par un fil dont il refusait de reconnaître l’existence – sa propre grandeur, tout simplement –, le jeune homme était également tenu en laisse par une Aes Sedai. En d’autres termes, il n’était pas près de quitter la forteresse.

S’il était piégé aussi, décida Thom, autant en profiter pour aider un homme à ne pas être prisonnier des Aes Sedai. Une façon de rembourser une dette vieille de quinze ans.

Soudain très satisfait, si bizarre que ce fût, il posa une pierre blanche sur le plateau.

— T’ai-je déjà parlé, dit-il en mâchonnant sa pipe, du pari que j’ai fait un jour avec une Domani ? Elle avait des yeux à faire se damner n’importe quel homme et possédait un bizarre oiseau rouge acheté au Peuple de la Mer. Un piaf capable de prédire l’avenir, affirmait-elle. Doté d’un gros bec jaune presque aussi long que son corps, cet oiseau…