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Inquisition

— Elles devraient être de retour, maintenant, murmura Egwene en agitant l’éventail de soie aux riches couleurs.

Par bonheur, les nuits, à Tear, étaient un peu plus fraîches que les journées. Les nobles dames et les épouses de notable ne se séparaient pourtant jamais de leur éventail. Depuis son arrivée, Egwene avait constaté que cet accessoire ne servait à rien le jour – et pas à grand-chose après le coucher du soleil, à dire vrai. Dans la forteresse, même les grandes lampes à déflecteur ajoutaient à la touffeur ambiante.

— Qu’est-ce qui peut les retenir ?

Pour la première fois depuis des jours, Moiraine leur avait promis une heure de son temps, puis elle était partie sans explication après cinq minutes.

— Aviendha, t’a-t-elle dit pourquoi ces gens voulaient la voir ? Ou de qui il s’agissait ?

Assise en tailleur sur le sol, près de la porte, ses grands yeux verts brillant sur le fond de sa peau mate, l’Aielle haussa les épaules. Vêtue de la veste et du pantalon traditionnels, des bottes souples aux pieds, elle ne semblait pas porter d’armes.

— Careen a soufflé son message à l’oreille de Moiraine Sedai… Tenter de surprendre ses paroles n’aurait pas été loyal. J’en suis désolée, Aes Sedai.

Se sentant coupable, Egwene joua distraitement avec la bague au serpent qu’elle arborait à la main droite. Étant une Acceptée, elle aurait dû la porter à l’annulaire de la main gauche, mais laisser croire aux Hauts Seigneurs qu’il y avait dans la forteresse quatre Aes Sedai « élevées » les incitait à ne pas oublier leurs bonnes manières – ou du moins ce qu’on considérait comme telles au sein de la Pierre.

Bien évidemment, Moiraine n’avait pas menti. Sans dire que les jeunes femmes étaient davantage que des Acceptées, elle avait soigneusement omis de se montrer précise sur leur statut. Ainsi, les gens étaient libres de croire ce qu’ils voulaient, y compris ce qui arrangeait l’Aes Sedai. Dans l’incapacité de mentir, Moiraine avait cependant toute latitude pour… jouer… avec la vérité.

Depuis qu’elles avaient quitté la tour, Egwene et ses compagnes avaient plus d’une fois fait mine d’être de véritables sœurs. Mais Egwene supportait de plus en plus mal d’abuser Aviendha. Éprouvant une vive sympathie pour la guerrière, elle jugeait envisageable qu’une véritable amitié se développe entre elles. Hélas, tant qu’Aviendha la prendrait pour une Aes Sedai, tout rapprochement resterait impossible.

La guerrière était là uniquement pour obéir à Moiraine, dont les motivations, comme d’habitude, demeuraient mystérieuses. Était-ce pour qu’Egwene et ses amies aient une garde du corps aielle ? Histoire d’insinuer qu’elles n’étaient pas capables de se défendre toutes seules ? Pour tout dire, c’était plus que probable… Quoi qu’il en soit, et même si Aviendha devenait son amie, Egwene ne pourrait pas lui révéler la vérité. Pour garder un secret, la tactique de base était de ne le dévoiler à personne, sauf cas de force majeure. Moiraine avait longuement insisté là-dessus.

Parfois, Egwene aurait donné cher pour que l’Aes Sedai se trompe lourdement sur un point ou un autre. Quelle délicieuse revanche ! À condition que ça n’entraîne pas un désastre, bien entendu. C’était là que le bât blessait…

— Tanchico…, marmonna Nynaeve.

Sa longue natte brune tombant jusqu’à la taille, elle était campée devant une des étroites fenêtres censées faire entrer un peu d’air frais à la nuit tombée. Sur les eaux calmes du fleuve Erinin, en contrebas, les lanternes de quelques bateaux de pêche – les rares qui ne s’étaient pas aventurés en aval du fleuve – brillaient comme de lointaines lucioles. Mais Egwene aurait parié que l’ancienne Sage-Dame ne les voyait même pas.

— La seule solution, c’est d’aller à Tanchico, semble-t-il…

Comme si c’était un tic, Nynaeve tira sur sa robe verte dont l’encolure dévoilait généreusement ses épaules. Si Egwene avait osé lui faire remarquer qu’elle portait cette tenue pour Lan, le Champion de Moiraine, Nynaeve l’aurait nié de toutes ses forces. Pourtant, avec le blanc et le bleu, le vert comptait parmi les trois couleurs que Lan aimait voir sur une femme. Et très bizarrement, toutes les robes qui ne correspondaient pas à ces critères avaient disparu de la garde-robe de l’ancienne Sage-Dame de Champ d’Emond.

— La seule solution…, répéta Nynaeve, ouvertement morose.

Egwene se surprit à tirer elle aussi sur sa robe, histoire de la remonter un peu. Décidément, elle avait du mal à se faire à la mode de Tear. Cela dit, elle aurait eu du mal à supporter une robe à ras du cou, par un temps pareil. Si fin qu’il fût, le lin rouge paraissait aussi épais et aussi chaud que de la laine. De quoi regretter sincèrement de ne pas avoir le cran de porter les tenues vaporeuses qu’affectionnait Berelain. Bien entendu, la décence en souffrait quelque peu – si on avait le courage de se montrer en public – mais on s’épargnait au moins de crever de chaud.

Cesse de penser à ton petit confort, s’admonesta Egwene. Et concentre-toi plutôt sur les affaires en cours…

— Tu as peut-être raison, dit-elle à Nynaeve. Moi, je ne suis pas convaincue…

Polie au point de briller comme du métal, une longue table étroite occupait le milieu de la pièce. Au bout, du côté d’Egwene, trônait un grand fauteuil discrètement sculpté et rehaussé ici et là de dorures – pour Tear, un meuble d’une rare sobriété. Des deux côtés de la table, les sièges secondaires avaient des dossiers de moins en moins hauts, les derniers s’apparentant plutôt à des bancs. Contre tout l’or du monde, Egwene n’aurait su dire à quel usage les gens du cru destinaient cette salle. Désormais, ses compagnes et elle l’utilisaient pour interroger deux prisonnières capturées lors de la conquête de la Pierre.

Même si Rand avait ordonné qu’on brûle ou qu’on fasse fondre tous les objets qui décoraient la salle de garde, Egwene n’aurait pas eu le courage de retourner dans le donjon. Nynaeve et Elayne étaient dans la même disposition d’esprit, bien entendu. De plus, cette salle bien éclairée, avec son sol de carreaux verts toujours impeccables et ses murs lambrissés arborant les Trois Croissants de Tear, se distinguait très avantageusement des cellules humides, sales et obscures aux murs de pierre grise.

Ce cadre apaisant devait avoir un effet positif sur les deux captives vêtues d’une robe de laine des plus rudimentaires.

Sans la tenue, cependant, nul n’aurait deviné que Joiya Byir, pour l’heure debout de l’autre côté de la table, le dos tourné à Egwene, était une prisonnière. Membre de l’Ajah Vert à l’origine, elle avait fait allégeance au Noir sans perdre pour autant les attributs d’une sœur verte. Fière et arrogante, elle regardait fixement le mur comme si elle avait choisi de le faire, et pour aucune autre raison. Et seule une femme capable de canaliser aurait pu voir les flux d’Air – on eût dit des cordes épaisses comme des pouces féminins – qui lui plaquaient les bras contre les flancs et lui entravaient les chevilles. Dans le même esprit, un tissage d’Air, formant une cage, l’empêchait de tourner la tête. Enfin, ses oreilles étaient bouchées histoire de l’empêcher d’entendre ce qui se disait autour d’elle, sauf quand ses geôlières en décidaient autrement.

Pour la énième fois, Egwene vérifia le bouclier – un tissage d’Esprit – qui interdisait à Joiya de se connecter à la Source Authentique. Comme de juste, elle ne lui découvrit aucune faille. Elle avait elle-même tissé cette « prison », liant les flux afin qu’ils se maintiennent d’eux-mêmes. Mais comment se sentir en sécurité en compagnie d’un Suppôt des Ténèbres capable de canaliser le Pouvoir ? Et ce même si Joiya était neutralisée ?