D’autant plus qu’elle n’était pas un « simple » Suppôt des Ténèbres. L’Ajah Noir… Sur la liste de ses crimes, le meurtre figurait en dernière position. Normalement, elle aurait dû être écrasée par le poids des serments qu’elle avait trahis, des vies qu’elle avait détruites et des âmes dévastées par sa faute.
Sa compagne de captivité, membre comme elle de l’Ajah Noir, ne lui arrivait pas à la cheville en matière de force et d’arrogance. Debout en face d’Egwene, les épaules voûtées et la tête basse, Amico Nagoyin semblait se ratatiner sous le regard d’Egwene. Avec elle, aucun besoin de bouclier. Calmée lors de sa capture, elle était encore capable de sentir la Source Authentique, mais plus de la toucher, ni de canaliser le Pouvoir. L’envie de le faire demeurerait en elle, aussi impérieuse que le besoin de respirer, et elle porterait jusqu’à la fin de ses jours le deuil du saidar, qui lui serait à jamais inaccessible.
Devant cette épave, Egwene aurait parfois voulu trouver en elle une étincelle de pitié. Cela dit, elle n’avait pas cherché beaucoup…
Amico murmura soudain quelques mots.
— Qu’as-tu dit ? demanda Nynaeve. Ne parle pas à la table !
Amico leva docilement la tête. Avec son cou de cygne et ses grands yeux noirs, elle restait une très belle femme, mais quelque chose en elle avait changé. Malgré tous ses efforts, Egwene n’aurait su dire quoi. La peur qui la forçait à serrer dans ses poings le devant de sa robe de prisonnière ? Non, il s’agissait d’autre chose.
— Vous devriez aller à Tanchico…, souffla Amico.
— Voilà vingt fois que tu nous le dis ! explosa Nynaeve. Peut-être même cinquante. Si tu changeais un peu de refrain ? Par exemple en nous livrant des noms que nous ne connaissons pas ? Quelles sœurs noires sont encore à la Tour Blanche ?
— Je n’en sais rien… Il faut me croire…
Amico semblait abattue et résignée. Une femme vaincue. L’inverse de ce qu’elle était à l’époque où Nynaeve et Egwene se trouvaient entre ses griffes.
— Avant notre départ de la tour, je connaissais seulement Liandrin, Chesmal et Rianna. Chacune d’entre nous est informée de la véritable allégeance de deux ou trois autres sœurs, jamais plus. Seule Liandrin en savait plus long. Je vous ai dit tout ce que je pouvais vous dire.
— Une ignorance étonnante pour une femme censée régner sur une partie du monde quand le Ténébreux sera libre, lâcha Egwene.
Agitant plus violemment son éventail pour accentuer ses effets, elle s’étonna une fois de plus de pouvoir évoquer si facilement de telles réalités. Elle en avait toujours l’estomac noué – sans parler des frissons glacés le long de la colonne vertébrale –, mais elle n’éprouvait plus le besoin de hurler ni de s’enfuir à toutes jambes. La preuve qu’on pouvait s’habituer à tout…
— Un jour, j’ai entendu Liandrin parler à Temaile, souffla Amico.
Le début d’une histoire qu’elle avait racontée plus d’une fois. Au début de sa captivité, elle avait essayé d’améliorer son récit, mais sans grand résultat, car elle s’empêtrait dans ses mensonges. Depuis, elle débitait pratiquement toujours le même discours, presque au mot près.
— Si vous aviez pu voir la tête de Liandrin, quand elle a remarqué ma présence ! Si elle s’était doutée que j’avais entendu, elle aurait pu me tuer sur-le-champ. Et Temaile est encore plus violente qu’elle. Faire du mal aux gens lui procure du plaisir… Bref, j’ai seulement entendu quelques mots. Liandrin disait qu’il y avait à Tanchico quelque chose de très dangereux pour… lui.
La prisonnière voulait parler de Rand. Incapable de dire son nom, elle éclatait en sanglots dès que les mots « Dragon Réincarné » sortaient de sa bouche.
— Toujours selon Liandrin, le danger est aussi grand pour quiconque utilise cet… objet. Voilà pourquoi elle n’est jamais partie à sa recherche. « Savoir canaliser le Pouvoir ne lui sera d’aucun secours, a-t-elle ajouté. Quand il aura découvert cette chose mystérieuse, son pouvoir souillé l’emprisonnera pour notre seul bénéfice. »
Ruisselant de sueur, Amico tremblait pourtant comme si elle était morte de froid.
Son récit était tel qu’en lui-même. Pas un mot de différent.
Egwene voulut parler, mais Nynaeve la devança :
— J’ai assez entendu ce son de cloche… Voyons si l’autre va nous dire quelque chose de neuf.
Egwene foudroya du regard sa compagne, qui ne broncha pas sous cet assaut.
Parfois, elle croit encore être la Sage-Dame en face d’une villageoise qui veut apprendre les secrets de l’herboristerie. Il faudrait qu’elle comprenne que tout a changé…
Nynaeve était puissante dans le Pouvoir, certes, et même plus puissante qu’Egwene, mais uniquement lorsqu’elle parvenait à canaliser. Et pour ça, il lui fallait être en colère.
Quand Nynaeve était sur le point d’exploser – une situation somme toute très fréquente – Elayne faisait de son mieux pour arrondir les angles. En revanche, Egwene était le plus souvent dressée sur ses ergots et prête à riposter. À ses yeux, toute tentative de conciliation serait revenue à battre piteusement en retraite. En tout cas, c’est ainsi que Nynaeve aurait considéré les choses. Depuis sa plus tendre enfance, Egwene n’avait jamais vu la Sage-Dame battre en retraite. Alors, pourquoi l’aurait-elle fait ?
Pour l’heure, Elayne n’était pas là, car Moiraine, d’un geste et d’un mot secs, lui avait ordonné de suivre la Promise qui était venue chercher les Aes Sedai. Sans la Fille-Héritière, la tension montait en flèche, car chacune des Acceptées entendait bien forcer l’autre à cligner des yeux la première.
Respirant à peine, Aviendha prenait garde à ne pas intervenir. À l’évidence, elle jugeait plus sage de ne pas être prise entre deux feux.
Bizarrement, Amico mit un terme à la confrontation – pas volontairement, car elle voulait surtout montrer à quel point elle était coopérative. Se tournant vers le mur, elle manifesta sa soumission, attendant d’être entravée.
Egwene fut soudain frappée par l’idiotie de la situation. Seule femme dans la salle capable de canaliser – sauf si Nynaeve piquait une colère ou si le bouclier d’Esprit de Joiya lâchait –, elle s’adonnait à une joute stérile tandis qu’Amico attendait d’être « ligotée ». En d’autres circonstances, elle aurait ri de sa propre stupidité. Là, elle s’ouvrit au saidar, cette force invisible qui l’envahissait comme une glorieuse chaleur et qu’elle aurait juré être en mesure de voir en tournant très légèrement la tête…
Le Pouvoir de l’Unique déferlant en elle, essence même de la joie et de la plénitude, elle tissa les liens autour d’Amico.
Nynaeve réagit à peine, sans doute parce qu’elle n’était pas assez furieuse pour voir ce qu’Egwene faisait. Elle remarqua cependant qu’Amico se raidissait, tétanisée par le contact du flux d’Air, puis s’affaissait, le tissage la soutenant, comme si elle entendait montrer qu’elle ne résistait pas le moins du monde.
Aviendha frissonna comme chaque fois qu’elle devinait qu’on canalisait le Pouvoir à côté d’elle.
Egwene boucha les oreilles d’Amico. Interroger les deux femmes séparément n’aurait pas servi à grand-chose si elles avaient pu s’entendre, n’est-ce pas ? Sa tâche achevée, elle se tourna vers Joiya. Changeant son éventail de main afin de pouvoir s’essuyer les deux paumes sur le devant de sa robe, elle eut une grimace dégoûtée. La moiteur de sa peau ne devait rien à la température…
— Son visage…, dit soudain Aviendha. (Une vraie surprise, car elle ne parlait presque jamais, sauf quand on l’interrogeait.) Le visage d’Amico… Il n’est plus pareil, comme si les années l’avaient rattrapée, au bout du compte. Est-ce parce qu’elle a été calmée ?