Nynaeve était de très peu l’aînée de Rand. Juste ce qu’il fallait pour avoir veillé sur lui quand il était enfant, comme sur Egwene. C’était un garçon de Champ d’Emond, et l’ancienne Sage-Dame se sentait toujours destinée à protéger les jeunes gens de son village.
— C’est ce que t’a dit Moiraine ? demanda Joiya sans dissimuler son mépris. Depuis qu’elle a reçu le châle, elle n’a pas passé beaucoup de temps à la tour ni fréquenté intensément ses sœurs partout ailleurs. Elle en sait long sur la vie des villages, je veux bien le croire, et peut-être même sur les rapports entre les nations, mais elle débite des certitudes sur des sujets qu’elle connaît exclusivement grâce à ses lectures et à des conversations avec des érudites. Pourtant, il se peut qu’elle ait raison. Admettons que Mazrim Taim ne puisse pas se proclamer… Si d’autres le font à sa place, qu’est-ce que ça changera ?
Egwene aurait donné cher pour que Moiraine revienne. En sa présence, Joiya en aurait nettement rabattu. Sachant que ses deux inquisitrices n’étaient que des Acceptées, elle en tirait bien entendu avantage.
— Continue, fit Egwene, presque aussi agressive que sa compagne. Et n’oublie pas : avec des mots différents.
— Bien sûr, susurra Joiya comme si elle répondait à une gracieuse invitation. (Mais son regard resta froid comme la glace.) Vous devinez le résultat, non ? Rand al’Thor sera accusé des exactions et des crimes commis par… Rand al’Thor. Même s’il est possible de prouver que ce sont deux hommes différents, ça ne changera rien. Après tout, qui sait ce que le Dragon Réincarné peut faire pour abuser l’humanité ? Lui est-il impossible de se trouver à deux endroits en même temps ? Même les gens qui se sont déjà liés à un faux Dragon hésiteront face à l’abomination de ses exactions. Et ceux que les boucheries n’effarouchent pas chercheront à servir le Rand al’Thor assoiffé de sang et de feu. Les nations s’uniront, comme lors de la guerre des Aiels…
Joiya s’interrompit pour adresser à Aviendha un petit sourire d’excuses parfaitement incongru sous son regard sans pitié.
— Oui, comme lors de la guerre des Aiels, mais beaucoup plus vite ! Même le Dragon Réincarné sera incapable de résister, au bout du compte. Avant le début de l’Ultime Bataille, il périra écrasé par ceux-là mêmes qu’il était censé sauver. Le Ténébreux quittera sa prison, Tarmon Gai’don aura lieu et les Ténèbres envelopperont le monde, modifiant à tout jamais la Trame. En tout cas, c’est le plan de Liandrin.
Un plan qui ne semblait pas enthousiasmer la prisonnière, mais qui ne l’horrifiait pas non plus.
Cette histoire était plausible – bien plus que celle d’Amico, en vérité. Pourtant, Egwene ne croyait pas un mot de ce que racontait Joiya. Parce qu’elle préférait le récit d’Amico ? Peut-être… Une vague menace à Tanchico était une perspective bien moins terrifiante que ce plan complexe visant à retourner les nations contre Rand.
Non, Joiya ment, je le sens…
Certes, mais comment ignorer totalement son histoire ? Et comment poursuivre deux lièvres à la fois, lorsqu’on manquait de temps et de moyens ?
La porte s’ouvrit pour laisser passer Moiraine, Elayne dans son sillage.
La Fille-Héritière, tête baissée, contemplait le sol sans faire mystère de sa morosité. Moiraine, elle, semblait avoir jeté aux orties la légendaire sérénité des Aes Sedai.
Elle était folle de rage et ne se souciait pas de le cacher.
6
Le portique
— Rand al’Thor, lança Moiraine à la cantonade, est une tête de mule, un crétin obstiné et un imbécile de… un idiot d’homme !
Elayne leva agressivement le menton. Sa nourrice, Lini, aimait dire qu’il était plus simple de broder avec des crins de sanglier que d’essayer de faire changer un homme d’avis. Mais ce n’était pas une excuse pour Rand.
— Nous les faisons de ce bois-là, à Deux-Rivières, dit Nynaeve avec un demi-sourire et une jubilation à peine contenue.
En règle générale, elle cachait assez mal son animosité envers Moiraine – plus mal qu’elle l’imaginait, en tout cas.
— Mais les femmes de chez nous n’ont jamais de problèmes avec leurs hommes, ajouta-t-elle.
Au regard que lui jeta Egwene, le mensonge était si gros que la langue de la Sage-Dame aurait dû tomber de sa bouche comme un fruit mûr.
Moiraine plissa le front comme si elle s’apprêtait à répliquer vertement. Elayne fit mine d’intervenir, mais elle ne trouva rien à dire qui fût susceptible de calmer le jeu. Rand occupait toutes ses pensées. Il n’avait pas le droit, par la Lumière ! Mais quel droit avait-elle, pour sa part ?
— Qu’a-t-il encore fait ? demanda Egwene à l’Aes Sedai.
Moiraine tourna la tête, le regard si dur que la jeune femme recula d’instinct et déploya son éventail pour se ventiler frénétiquement le visage. Mais les yeux de l’Aes Sedai dérivèrent sur Joiya et Amico. Alors que la seconde se perdait dans la contemplation du mur, la première défia du regard son ancienne collègue.
Elayne sursauta en constatant que la sœur noire n’était pas attachée. Inquiète, elle s’assura de la solidité du bouclier qui l’isolait de la Source Authentique. Tout allait bien de ce côté-là. Et avec un peu de chance, personne n’aurait remarqué sa réaction angoissée. Joiya la terrorisait, elle n’y pouvait rien. Egwene et Nynaeve, en revanche, ne semblaient pas plus impressionnées que Moiraine. Parfois, il se révélait difficile d’être à la hauteur du courage dont la Fille-Héritière d’Andor devait faire montre en toutes circonstances. Très souvent, Elayne enviait la bravoure de ses deux compagnes, qui ne montraient pas de faiblesses.
— Les gardes…, murmura Moiraine, comme si elle se parlait tout haut. Je les ai vus dans l’antichambre et il ne m’est pas venu à l’esprit que…
Elle tira sur les plis de sa robe et parvint à se ressaisir, mais non sans effort.
Elayne n’avait pas souvenir de l’avoir vue si furieuse. Mais elle avait d’excellentes raisons pour ça.
Pas plus que moi… Enfin, je crois…
Quoi qu’il en soit, éviter de croiser le regard d’Egwene n’était pas un jeu d’enfant…
Si Egwene, Nynaeve ou Elayne avaient ainsi montré leur trouble, Joiya se serait sans doute fendue de quelque subtile remarque destinée à les déstabiliser un peu plus. Surtout en l’absence de Moiraine. L’Aes Sedai étant en cause, elle se contenta de la regarder en silence, l’air désorientée.
Son calme revenu, Moiraine longea d’un pas décidé l’interminable table. Joiya faisait une bonne tête de plus que son ancienne collègue. Pourtant, même si elle avait elle aussi porté une robe de soie, nul n’aurait eu de doute sur l’identité de la dominante et de la dominée.
La sœur noire parvint à ne pas reculer, mais ses mains serrèrent très fort le devant de sa robe – une façon de les empêcher de trembler.
— J’ai pris des dispositions, annonça Moiraine. Dans quatre jours, tu embarqueras sur un bateau, direction Tar Valon et la Tour Blanche. Là-bas, l’indulgence que tu as connue jadis est de l’histoire ancienne. Si tu n’as pas encore « établi » la vérité, arrange-toi pour le faire avant d’entrer dans le Port sud, si tu ne veux pas finir sur le gibet de la Cour des Traîtres. À partir de maintenant, je ne t’adresserai plus la parole, sauf si tu me fais savoir que tu as quelque chose de nouveau à dire. Et je ne veux rien entendre sortir de ta bouche si ce n’est pas une nouveauté, c’est compris ? Crois-moi, ça t’épargnera bien des malheurs, à Tar Valon. Aviendha, veux-tu bien dire au capitaine de nous envoyer deux de ses hommes ?