Elayne cligna des yeux de surprise lorsque la guerrière se releva souplement et sortit avec la grâce et la furtivité d’une ombre. Parfois, l’Aielle était si discrète qu’on ne remarquait même plus sa présence.
Joiya fit mine de dire quelque chose, mais Moiraine la foudroya du regard. Assez vite, la sœur noire détourna la tête. Même si ses yeux brillaient comme ceux d’un corbeau ivre de sang, elle réussit à tenir sa langue.
Elayne vit qu’une aura blanc et or entourait désormais Moiraine, indiquant qu’elle s’était connectée au saidar. Pour percevoir le phénomène, il fallait être également capable de canaliser le Pouvoir. Idem pour remarquer que les flux qui entravaient Amico se défaisaient à une vitesse époustouflante.
La Fille-Héritière n’aurait pas pu faire si vite. Pourtant, elle était plus puissante que Moiraine – potentiellement, en tout cas. À la tour, ses formatrices avaient toutes été stupéfiées par son don – comme par celui d’Egwene et de Nynaeve. Cette dernière était la plus formidable des trois, du moins lorsqu’elle parvenait à canaliser. Mais Moiraine avait l’avantage de l’expérience. Ce que les trois jeunes femmes s’acharnaient encore à apprendre, elle pouvait le faire les yeux fermés. Il y avait cependant quelques petits « trucs » qu’Elayne et ses amies savaient exécuter alors que l’Aes Sedai en était incapable. Une bien maigre consolation, quand on songeait à la manière dont Moiraine en imposait à la terrible Joiya.
Libre de ses mouvements et l’ouïe recouvrée, Amico se retourna et s’avisa de la présence de Moiraine. Poussant un petit cri, elle se fendit d’une révérence aussi appuyée que celle d’une novice.
Pour éviter d’accrocher le regard de quelqu’un, Joiya fixait agressivement la porte. Les bras croisés, les phalanges d’une main blanches à force de serrer sa natte, Nynaeve braquait sur Moiraine des yeux presque aussi brûlants de haine que ceux de la sœur noire. Jouant distraitement avec les plis de sa robe, Egwene assassinait Joiya du regard.
Accablée, Elayne se reprocha pour la énième fois de ne pas être aussi courageuse que son amie – une faiblesse qui lui donnait souvent le sentiment de la trahir.
Sur ces entrefaites, le capitaine entra avec sur les talons deux Défenseurs en uniforme noir et or. Aviendha n’était pas revenue avec les militaires. Pouvait-on vraiment la blâmer d’avoir saisi au vol l’occasion d’échapper à l’Aes Sedai ?
L’officier au plumet tressaillit lorsqu’il vit Joiya, même si celle-ci ne parut pas avoir remarqué son arrivée. Décontenancé, l’homme regarda tour à tour les femmes présentes dans la salle. L’humeur semblait à la morosité, au bas mot, et tout mâle un tant soit peu expérimenté évitait soigneusement de se mêler des affaires de ce genre de femmes. Serrant très fort leurs longues lances, les soldats semblaient prêts à se battre jusqu’à leur dernière goutte de sang s’il le fallait. Au fond, ils craignaient peut-être bel et bien d’y être contraints.
— Conduisez les prisonnières dans leur cellule, ordonna Moiraine au capitaine. Mais avant, répétez-moi vos ordres. Sans erreur ni omission.
— Oui, Aes… hum… ma dame, fit l’officier d’une voix étranglée, comme s’il avait du mal à respirer. Oui, oui, bien sûr…
Après s’être assuré que sa docilité convenait à l’Aes Sedai, il continua :
— Les prisonnières ne doivent parler à personne, moi excepté. Elles n’ont pas davantage le droit de converser entre elles. À toute heure du jour et de la nuit, il doit y avoir vingt hommes dans la salle de garde et deux sentinelles devant chaque cellule. Ce nombre passe à quatre dès qu’on ouvre une des geôles, pour quelque raison que ce soit. Je dois assister à la préparation de leurs repas et les leur apporter en personne. Ce sont vos instructions, ma dame, au mot près.
Une question semblait brûler les lèvres du capitaine. Dans la Pierre, les rumeurs allaient bon train au sujet des deux captives. Par exemple, on se demandait pourquoi il fallait surveiller de si près deux pauvres femmes. Et on racontait au sujet des Aes Sedai des histoires toutes plus terrifiantes les unes que les autres.
— Très bien, dit Moiraine. Vous pouvez les emmener.
Des prisonnières ou des gardes, qui fut le plus soulagé de sortir ? Bien malin qui aurait pu le dire. Joiya elle-même s’autorisa quelque hâte, sans doute parce qu’elle en avait assez de se taire devant Moiraine depuis si longtemps.
Sous la torture, Elayne aurait juré avoir gardé un masque d’impassibilité depuis son entrée dans la salle. Mais elle déchanta lorsque Egwene approcha d’elle et lui passa un bras autour des épaules.
— Que t’arrive-t-il, mon amie ? Tu es au bord des larmes.
De fait, la sollicitude de sa compagne faillit arracher des sanglots à la Fille-Héritière.
Mais je ne vais pas me ridiculiser ! Non, pas question !
« Une femme qui pleure est un seau sans fond… »
Un autre adage de Lini, qui en avait pour presque toutes les occasions.
— Trois fois, lança Nynaeve à Moiraine, trois misérables petites fois ! Seulement trois interrogatoires durant lesquels tu as consenti à nous assister. Pour finir, tu t’éclipses après cinq minutes et tu reviens pour annoncer qu’elles vont partir pour Tar Valon. Si tu ne veux pas nous aider, au moins, ne nous mets pas des bâtons dans les roues.
— Ne te crois pas tout permis parce que tu es sous l’aile de la Chaire d’Amyrlin, Nynaeve. Elle t’a chargée de traquer Liandrin, c’est vrai, mais tu restes une Acceptée encore loin de tout savoir, malgré la lettre de mission dont tu te rengorges. As-tu l’intention d’interroger ces femmes jusqu’à la fin des temps avant de prendre une décision ? Chez les natifs de Deux-Rivières, éviter de trancher semble être de mise… Une sorte de sport régional.
Les yeux exorbités, Nynaeve ouvrit et referma la bouche comme si elle ne savait pas trop à quelle accusation répondre en premier. Fine tacticienne, Moiraine en profita pour se tourner vers Elayne et Egwene :
— Reprends-toi, Fille-Héritière ! Comment espères-tu exécuter les ordres de notre mère, si tu penses que tous les pays ont les mêmes coutumes que le tien ? Au fait, pourquoi es-tu si bouleversée ? Quelle que soit la réponse, ne laisse pas tes sentiments blesser les autres.
— De quoi parlez-vous ? demanda Egwene. Quelles coutumes ? Quels sentiments ?
— Berelain était dans les appartements de Rand, ne put s’empêcher de dire Elayne d’une toute petite voix.
Elle jeta un regard plein de culpabilité à Egwene, qui lui parut admirablement impassible, compte tenu de la situation.
Moiraine foudroya du regard la Fille-Héritière, puis elle soupira :
— J’aurais aimé t’épargner ça, Egwene… Mais ton amie s’est laissé déborder par son inimitié pour Berelain – et encore, le mot est faible. Les coutumes de Mayene sont différentes des vôtres, jeunes femmes ! Egwene, je sais ce que tu ressens pour Rand, mais ça ne te mènera à rien. Désormais, il appartient à la Trame et à l’histoire.
Ignorant l’Aes Sedai, Egwene sonda le regard d’Elayne, qui ne parvint pas à détourner la tête. Sans crier gare, la jeune femme de Champ d’Emond se pencha vers son amie et murmura :
— J’aime Rand, mais comme un frère. Et je t’aime comme une sœur. Je te souhaite bien du bonheur avec lui.
Elayne écarquilla les yeux, puis elle eut un grand sourire.
— Je t’aime aussi, ma sœur… Merci ! Merci beaucoup !
— Elle n’a rien compris du tout…, souffla Egwene, un sourire satisfait sur les lèvres. Moiraine, avez-vous déjà été amoureuse ?
Quelle drôle de question, se dit Elayne. Comment pouvait-on imaginer une Aes Sedai amoureuse ? D’autant plus que Moiraine appartenait à un Ajah, le Bleu, dont les sœurs se dévouaient corps et âme à de grandes causes.