Выбрать главу

L’Aes Sedai ne parut pas désorientée. Après avoir longuement regardé les deux amies toujours tendrement enlacées, elle répondit enfin :

— Je parie que je connais mieux le visage de mon futur mari que vous deux, petites !

Egwene ne put étouffer un cri de surprise.

— De qui s’agit-il ? demanda Elayne.

Moiraine parut regretter d’en avoir trop dit.

— J’ai peut-être voulu dire que nous l’ignorons toutes les trois… Ne vous emballez pas à cause de quelques mots…

L’Aes Sedai se tourna vers Nynaeve :

— Si je devais choisir un homme – j’insiste sur le devais – ce ne serait pas Lan. Voilà au moins une chose dont je suis certaine.

Une attention délicate vis-à-vis de Nynaeve, qui ne parut pourtant pas ravie de l’entendre. L’ancienne Sage-Dame, de toute évidence, avait ce que Lini aurait appelé « un carré de terre dur à biner ». Non contente d’aimer un Champion, elle était confrontée à un homme qui prétendait ne pas lui rendre son amour. En bon crétin de mâle, il pérorait sur la guerre contre les Ténèbres, un conflit perdu d’avance qu’il ne pouvait pas abandonner, et sur sa volonté de ne pas offrir à Nynaeve une tenue de deuil en guise de robe de mariage. Un ramassis d’âneries ! Chaque fois qu’elle y pensait, Elayne se demandait comment Nynaeve pouvait supporter ça. Car enfin, elle n’était pas réputée pour sa patience.

— Si vous avez fini de bavasser sur les hommes, grogna l’ancienne Sage-Dame, fidèle à sa réputation, justement, nous pourrions en revenir aux choses sérieuses.

Serrant très fort sa natte, elle gagna de la puissance et de la force au fil de son discours, rappelant une roue à eau libérée de ses engrenages.

— Si Joiya et Amico partent pour Tar Valon, comment saurons-nous laquelle ment ? Au fond, ça peut être les deux. Ou aucune. Je n’aime pas danser la valse-hésitation, quoi que tu insinues, Moiraine, mais je suis tombée dans trop de pièges pour avoir envie de recommencer. Et je refuse de partir à la poursuite d’une chimère. La Chaire d’Amyrlin m’a… nous a chargées de traquer Liandrin et ses complices. Si cette mission ne te semble pas assez importante pour nous prêter main-forte, essaie au moins de ne pas la saboter.

Nynaeve semblait sur le point d’arracher sa natte afin d’étrangler Moiraine avec. Affichant le genre de calme qui précède les tempêtes, l’Aes Sedai paraissait prête à répéter à son alliée le sermon qu’elle avait débité à Joiya.

Elayne décida qu’il était temps pour elle de ne plus jouer les conciliatrices. Ignorant comment elle en était arrivée à assumer ce rôle vis-à-vis des deux femmes – alors qu’elle avait souvent envie de les saisir par le col et de les secouer comme des pruniers –, elle se souvenait très bien d’un des principes de sa mère : en colère, on ne prenait jamais de bonnes décisions.

— À la liste de ce que tu veux savoir, dit-elle, tu peux ajouter le « pourquoi » de notre convocation chez Rand. Parce que c’est chez lui que Careen nous a conduites. Il va très bien, soit dit en passant, depuis que Moiraine l’a guéri.

En repensant à l’état de la chambre, Elayne ne put s’empêcher de frissonner. Mais sa diversion avait fait merveille.

— Guéri ? s’exclama Nynaeve. Que lui est-il arrivé ?

— Il a failli mourir, répondit Moiraine, aussi impassible que si elle annonçait qu’il avait bu une infusion.

Pendant le récit très sobre de l’Aes Sedai, Elayne sentit Egwene trembler – sans exclure que ses propres membres soient parfaitement immobiles. Des bulles maléfiques dérivant dans la Trame… Des reflets qui sortaient de leur miroir. Rand couvert de sang…

Presque incidemment, Moiraine mentionna que Mat et Perrin avaient vécu des expériences similaires, mais qu’ils s’en étaient tirés indemnes. Cette femme devait avoir de la glace dans les veines, pas du sang.

Non, elle bouillait de colère en évoquant l’obstination de Rand. Et elle n’était pas « gelée » du tout en parlant de mariage, malgré ce qu’elle voulait laisser paraître.

Certes, mais à présent, elle aurait pu discuter d’un rouleau de tissu, se demandant si une soie de cette couleur convenait pour une robe.

— Et ces… ces horreurs vont continuer ? demanda Egwene quand l’Aes Sedai en eut terminé. Vous ne pouvez rien faire pour que ça cesse ? Et Rand non plus ?

Moiraine secoua la tête, faisant osciller la petite pierre bleue qui pendait sur son front.

— Pour ça, il faudrait qu’il ait appris à contrôler son don. Et encore, je ne suis pas certaine que ça suffirait. Sera-t-il assez fort pour chasser les miasmes qui rôdent autour de lui ? Rien n’est moins sûr, mais il devrait au minimum être capable de mieux se défendre.

— Tu ne peux pas l’aider ? demanda Nynaeve à l’Aes Sedai. N’es-tu pas celle d’entre nous qui sait tout, ou du moins qui le prétend ? N’es-tu pas à même de le former un peu ? Et ne viens surtout pas nous raconter tes histoires d’oiseau qui ne peut pas enseigner le vol à un poisson !

— Si tu avais prêté l’attention requise à ta formation, répondit Moiraine, tu ne proférerais pas des inanités pareilles ! Tu veux apprendre à utiliser le Pouvoir, mais tu ne te donnes pas la peine de découvrir ce qu’il est. Le saidar et le saidin sont très différents. Les flux ne se ressemblent pas et les méthodes de tissage n’ont guère de rapport. L’oiseau de ton exemple aurait de meilleures chances de réussir.

Cette fois, ce fut Egwene qui se chargea de dissiper la tension.

— Sur quel sujet Rand s’est-il montré têtu ? demanda-t-elle.

Voyant Nynaeve ouvrir la bouche, elle enchaîna :

— Parfois, il peut être aussi borné qu’un âne.

Moiraine regarda tour à tour ses compagnes. Très souvent, Elayne se demandait jusqu’à quel point elle leur faisait confiance. Ou à quiconque d’autre, d’ailleurs…

— Il devrait se déplacer, dit enfin l’Aes Sedai. Mais il reste ici, et les gens ont de moins en moins peur de lui. Plus il restera à Tear, confit dans sa passivité, et plus les Rejetés tiendront ce comportement pour un signe de faiblesse. La Trame est en constant mouvement, car seuls les morts ne bougent plus. S’il n’agit pas, il mourra. D’un carreau fiché entre les omoplates, ou pour avoir absorbé du poison versé dans sa nourriture… Ou encore sous les assauts combinés des Rejetés déterminés à lui arracher son âme. Agir ou mourir, voilà l’alternative…

Elayne frémit intérieurement à l’évocation des nombreux dangers qui guettaient Rand. Moiraine n’inventait rien, c’était bien ça le pire !

— Tu sais ce qu’il devrait faire, pas vrai ? lâcha Nynaeve. Tu as un plan.

— Tu préférerais qu’il reparte seul à l’aventure ? Moi, je refuse de courir ce risque. Cette fois, il risquerait de mourir ou de subir un pire sort encore avant que je le retrouve.

C’était bien raisonné. Rand ne savait pas vraiment ce qu’il faisait. Et Moiraine, Elayne l’aurait juré, ne voulait à aucun prix perdre le peu d’influence qu’elle avait sur lui. Ou plutôt, qu’il lui concédait.

— Nous dévoilerez-vous ce plan ? demanda Egwene.

Cette fois, elle n’avait aucune intention d’arrondir les angles.

— Oui, le ferez-vous ? renchérit Elayne, surprise par l’agressivité de son ton.

Dès que c’était possible, elle s’efforçait d’éviter les confrontations. Comme disait sa mère, il était toujours plus facile de guider les gens que de les pousser dans une direction à coups de trique.

Si l’insolence des deux jeunes femmes irrita Moiraine, elle choisit de ne pas le montrer.

— Je le ferai, si vous me jurez de garder tout ça pour vous. Un plan éventé est condamné à l’échec. Mais je vois que vous comprenez…