Même si elle savait que des Aiels gardaient les appartements de Rand, Egwene ne put s’empêcher de sursauter quand les guerriers se levèrent souplement du sol où ils étaient assis. Elayne eut un petit cri, mais elle reprit très vite son port altier coutumier. Cela dit, son regard de princesse n’eut aucun effet sur les six hommes à la peau tannée par le soleil. Tous appartenaient à l’ordre guerrier Shae’en M’taal – les Chiens de Pierre – et ils semblaient plutôt détendus pour des Aiels, si on oubliait qu’ils regardaient dans toutes les directions et semblaient prêts à bondir à la première alerte.
Egwene tenta d’imiter l’assurance tranquille d’Elayne – hélas, en ce domaine, elle ne lui arrivait pas à la cheville et elle le savait – et annonça :
— Je… Nous voulons voir comment évoluent les blessures du seigneur Dragon.
Un prétexte particulièrement stupide, si les Aiels avaient des bribes de connaissances en matière de guérison. Mais c’était improbable. Peu de gens en possédaient, et les guerriers ne faisaient sûrement pas partie du lot. À l’origine, Egwene n’avait pas eu l’intention de justifier sa visite. Ne suffisait-il pas que les gardes la prennent pour une Aes Sedai ?
Elle avait changé d’avis en voyant ces hommes se lever d’un bond. Bien entendu, ils n’avaient pas esquissé un geste menaçant vis-à-vis des deux femmes. Mais quand on se trouvait face à des guerriers de cette taille, impassibles comme des statues et armés jusqu’aux dents – des lances courtes et des arcs en corne –, on éprouvait soudain le besoin de s’expliquer.
Sous le regard clair de ces tueurs, on repensait immanquablement aux histoires sur les Aiels voilés de noir légendaires pour leur cruauté et leur absence de pitié. Et que dire de la guerre des Aiels, pas si ancienne que ça, durant laquelle ils avaient écrabouillé toutes les armées qu’on leur avait opposées – à part la dernière, car ils avaient inexplicablement fini par décider de rompre le combat et de retourner chez eux après trois jours et trois nuits de tuerie devant les murs de Tar Valon ?
Face à de tels hommes, Egwene avait été à un souffle de s’unir au saidar.
Gaul, le chef des Chiens de Pierre, hocha la tête et regarda les deux femmes avec quelque chose qui ressemblait à du respect. Un peu plus vieux que Nynaeve, l’Aiel était un fort bel homme – à sa façon très rude –, plutôt séduisant avec ses yeux clairs comme des gemmes polies et ses longs cils si foncés qu’ils paraissaient encore plus sombres que ses cheveux.
— Ses plaies doivent lui faire mal, dit-il, parce qu’il est d’une humeur de dogue.
Gaul eut un petit sourire – celui d’un homme comprenant d’expérience qu’on pouvait être énervé par des blessures.
— Il a chassé de chez lui un groupe de Hauts Seigneurs, en expulsant un lui-même sans le moindre ménagement. Comment se nommait ce type, déjà ?
— Torean, répondit un autre Aiel, encore plus grand que Gaul.
Ce guerrier-là gardait une flèche encochée dans l’arc qu’il tenait presque nonchalamment. Après un rapide examen des deux femmes, il recommença à sonder les alentours.
— Torean, oui…, fit Gaul. J’ai parié qu’il glisserait jusqu’à ces jolies sculptures, là-bas, pas loin des Défenseurs, mais il s’est arrêté trois pas plus tôt. J’ai perdu la tenture de Tear ornée de faucons brodés en fil d’or que j’avais pariée avec Mangin…
Le grand Aiel eut un sourire satisfait.
Egwene frémit en imaginant Rand en train de propulser un Haut Seigneur par le fond de son pantalon. Le jeune homme n’avait jamais été violent. Jusqu’à quel point avait-il changé ? Trop occupée par Joiya et Amico, tandis que Rand se consacrait à Moiraine, à Lan et aux Hauts Seigneurs, la jeune femme n’avait presque plus parlé à son promis depuis des semaines. Juste quelques mots au sujet du pays, du festival de Bel Tine – comment s’était-il passé, cette année ? – et de la Fête du Soleil encore à venir. Des dialogues bien trop brefs.
Qu’était donc devenu Rand ?
— Nous devons le voir, dit Elayne, d’une voix un peu tremblante.
Gaul fit une révérence, s’appuyant à l’embout d’une de ses lances posées sur le sol de marbre noir.
— Comme il vous plaira, Aes Sedai…
Egwene entra chez Rand avec l’impression de s’aventurer sur un territoire inconnu. À voir son expression, l’expérience n’était pas facile non plus pour Elayne.
Des horreurs de la nuit, il ne restait plus aucun témoignage, à part l’absence totale de miroirs. Sur les murs, des zones plus claires marquaient les endroits où les glaces étaient naguère fixées.
Si elle n’avait plus rien d’inquiétant, la pièce où venaient d’entrer les deux jeunes femmes était néanmoins sens dessus dessous. Des livres gisaient partout, certains ouverts comme si on avait abandonné en hâte leur lecture, et le lit n’était pas fait. Les rideaux pourpres des fenêtres étaient tous ouverts, offrant une vue magnifique sur le fleuve qu’on surnommait souvent l’artère coronaire de Tear.
Callandor, la fabuleuse épée de cristal, trônait sur un présentoir d’une remarquable laideur. Au premier abord, Egwene estima que c’était l’objet « décoratif » le plus hideux qu’elle avait jamais vu dans un intérieur. Puis ses yeux se posèrent sur les loups en train de déchiqueter un pauvre cerf, sur le manteau de la cheminée, et elle changea d’avis.
Grâce à la brise venue du fleuve, l’air ambiant, ici, était bien plus frais que partout ailleurs dans la forteresse.
En manches de chemise, Rand était installé dans un fauteuil, une jambe sur un accoudoir. Entendant qu’il avait de la visite, il referma le livre relié de cuir qu’il lisait, le jeta sur le tapis parmi les autres, et bondit sur ses pieds comme s’il était prêt à se battre.
Mais son expression s’adoucit quand il reconnut les deux jeunes femmes.
Pour la première fois depuis qu’elle séjournait dans la forteresse, Egwene tenta de voir ce qui avait changé chez Rand – et elle trouva sans difficulté.
Avant leurs retrouvailles à Tear, durant combien de longs mois ne l’avait-elle pas vu ? Assez pour que son visage soit devenu plus dur, comme s’il avait perdu la bienveillance et l’ouverture d’esprit qui le caractérisaient jadis. Rand ne bougeait plus de la même façon, évoquant un mélange entre les manières de Lan et la gestuelle d’un Aiel. Avec sa grande taille et ses cheveux roux, ses yeux paraissant bleus ou gris selon l’intensité et l’angle de la lumière, il ressemblait vraiment beaucoup à un Aiel. Bien trop pour que ce ne soit pas dérangeant, en vérité…
Mais avait-il changé à l’intérieur ?
— Je croyais que vous étiez… ailleurs…, dit-il aux deux jeunes femmes.
À cet instant, Egwene crut retrouver le Rand qu’elle avait toujours connu. Un garçon plutôt timide qui rosissait chaque fois que ses yeux se posaient sur Elayne ou sur elle – et qui tentait par conséquent de regarder entre elles.
— Certaines personnes, continua Rand, veulent des choses que je ne peux pas donner. Et que je ne donnerai pas !
Soudain soupçonneux, il demanda d’un ton méfiant :
— Que voulez-vous ? C’est Moiraine qui vous envoie ? Peut-être pour me convaincre de faire ce qu’elle désire.
— Ne sois pas idiot ! lança Egwene sans réfléchir. Je ne veux pas que tu déclenches une guerre.
Elayne crut bon d’intervenir pour arrondir les angles :
— Rand, nous sommes venues pour t’aider, si c’est possible.
C’était la stricte vérité, si partielle fût-elle. Au petit déjeuner les deux jeunes femmes avaient décidé que ce serait leur motivation la plus commode à mettre en avant.