C’était la stricte vérité, même si Egwene n’avait jamais évalué si précisément les aptitudes de l’Aes Sedai.
Le Pouvoir qui déferlait dans ses veines implorait d’être utilisé. Avec un tel volume, elle aurait pu accomplir des miracles dont Moiraine ne rêvait même pas. Cette blessure de Rand, sur son flanc, que l’Aes Sedai n’avait jamais pu guérir totalement… Sans connaître la guérison – un art plus complexe que tout ce qu’elle avait appris à maîtriser –, elle avait vu Nynaeve le faire. En disposant d’un tel flot de Pouvoir, elle était en mesure de voir comment cette maudite blessure pouvait être guérie. Pas de le faire, bien sûr, mais d’établir un protocole.
Très prudemment, elle envoya de minuscules flux – presque des filaments – d’Air, d’Eau et d’Esprit (les trois instances utilisées pour guérir) étudier l’ancienne blessure. Au premier contact, elle dut reculer, frissonnante, et ramener vers elle son tissage. L’estomac retourné comme si elle risquait de vomir tout ce qu’elle avait mangé depuis sa naissance, elle aurait juré que toutes les Ténèbres du monde se tapissaient dans la plaie, cachées derrière une peau cicatricielle boursouflée et fragile. Un cloaque pareil pouvait absorber et neutraliser les flux de guérison comme le sable absorbe des gouttes d’eau.
Comment Rand supportait-il une telle douleur ? Pourquoi ne pleurait-il pas en permanence ?
Toute la scène s’était déroulée en une fraction de seconde. Luttant désespérément pour cacher ses tremblements, Egwene enchaîna sur sa dernière phrase :
— Mais toi, tu es aussi fort que moi. Je le sais. Il ne peut en être autrement. Alors, que sens-tu ? Oui, que sens-tu ?
Lumière, qu’est-ce qui pourrait guérir une telle blessure ? Est-ce seulement possible ?
— Je ne sens rien du tout…, marmonna Rand, sautant nerveusement d’un pied sur l’autre. Si, la chair de poule… Et ça n’a rien d’étonnant. Pas parce que je me méfie de toi, mais parce que je suis toujours très anxieux quand une femme canalise près de moi. Désolé…
Egwene ne prit pas la peine d’expliquer à Rand la différence entre canaliser et s’unir simplement à la Source Authentique. Même si elle avait beaucoup de lacunes, le garçon était encore un véritable ignorant. Un aveugle qui utilisait un métier à tisser, sans avoir la moindre idée des couleurs de ce qu’il composait – et pas davantage de l’aspect des fils voire de la machine…
Au prix d’un effort terrible, Egwene laissa filer le saidar. Une perte cruelle qui lui donna envie de pleurer…
— Je ne suis plus en contact avec la Source, Rand, annonça-t-elle. (Avançant, elle dévisagea son ami.) Tu as toujours la chair de poule ?
— Non, mais parce que tu m’as prévenu… (Rand haussa les épaules.) Tu vois, il suffit que j’y pense et ça recommence.
Egwene eut un sourire triomphant. Et elle n’eut pas besoin de regarder Elayne pour se faire confirmer ce qu’elle sentait déjà – une façon de procéder sur laquelle elles s’étaient mises d’accord avant de venir.
— Rand, quand une femme s’unit à la Source, tu le sens ! Elayne est en train de le faire.
Rand regarda la Fille-Héritière, les yeux plissés.
— Oui, continua Egwene. Que tu le voies ou non n’a aucune importance. Tu le sens, et ça nous fait déjà ça. Voyons ce que nous pouvons découvrir d’autre. Rand, unis-toi à la Source. Puis ouvre-toi au saidin.
Egwene prononça ces mots d’une voix rouge et tremblante. Là encore, Elayne et elle s’étaient mises d’accord à l’avance. Il s’agissait de Rand, pas d’un monstre sorti des récits du passé, mais tout de même, demander à un homme de… Avoir réussi à tout dire tenait du miracle, non ?
— Tu vois ou tu sens quelque chose ? demanda-t-elle à Elayne.
Rand continuait à s’efforcer de regarder entre les deux jeunes femmes où il fixait le sol, les joues rouges. Pourquoi était-il perturbé à ce point ?
— Il pourrait être en train de bayer aux corneilles, répondit Elayne, les yeux rivés sur Rand. Tu es sûre qu’il fait quelque chose ?
— Il est têtu, mais pas idiot. Enfin, la plupart du temps.
— Eh bien, qu’il soit têtu, idiot ou je ne sais quoi, je ne sens rien.
Egwene regarda Rand, les sourcils froncés.
— Tu as dit que tu voulais essayer. Tu joues le jeu ? Si tu as senti quelque chose, ça devrait être réciproque, et…
Egwene s’interrompit sur un cri aigu. Quelque chose venait de lui… pincer les fesses.
Rand tordit les lèvres pour s’empêcher de sourire.
— Voilà qui n’était pas gentil du tout ! s’indigna Egwene.
Rand tenta de garder l’air innocent, mais il perdit la bataille et sourit.
— Vous vouliez à tout prix sentir quelque chose, et j’ai pensé que…
Le rugissement soudain du jeune homme fit sursauter Egwene.
— Par le sang et les cendres ! s’écria-t-il en portant une main à sa fesse gauche. Tu n’étais pas obligée de…
La phrase se perdit dans des marmonnements qu’Egwene, tout bien pesé, se félicita de ne pas entendre.
Profitant de la diversion pour soulever son écharpe et s’aérer un peu, elle fit un petit sourire à Elayne. Autour de la Fille-Héritière, l’aura du Pouvoir s’estompait déjà. Alors qu’elles se frottaient discrètement la fesse, les deux amies faillirent éclater de rire. Au moins, Rand aurait vu de quel bois elles se chauffaient. Une riposte du genre qu’on n’oubliait pas, selon Egwene.
Affichant son air le plus sérieux, elle se retourna vers Rand.
— Venant de Mat, ça ne m’aurait pas surprise… Mais toi, je pensais que tu avais grandi. Nous sommes venues t’aider, si c’est possible. Alors, essaie de coopérer. Par exemple en faisant avec le Pouvoir quelque chose qui ne soit pas enfantin. Histoire de voir si nous le sentons.
Rand foudroya les deux jeunes femmes du regard.
— Faire quelque chose ? Vous n’avez aucun droit de… Bon, d’accord, je n’ai rien dit. Vous voulez vraiment que je fasse quelque chose ?
Soudain, les deux jeunes femmes se retrouvèrent en train de léviter dans les airs. Les yeux ronds, elles se regardèrent tandis que leurs pieds flottaient bien au-dessus du tapis. Rien ne les tenait – pas l’ombre d’un flux qu’Egwene aurait pu voir ou sentir. Rien du tout !
La jeune femme serra les dents. Il n’avait pas le droit de faire ça ! Non, pas le droit du tout ! Et il était temps de lui donner une petite leçon. Le bouclier d’Esprit qui avait coupé Joiya de la Source devrait convenir aussi. Quand elles découvraient un homme capable de canaliser, les Aes Sedai y avaient régulièrement recours.
Egwene s’ouvrit au saidar… et elle eut un haut-le-cœur. Le saidar était là, elle sentait sa chaleur, mais un obstacle se dressait entre elle et la Source Authentique. Une absence, plutôt, comme une déclinaison du néant, mais qui suffisait à l’isoler du Pouvoir aussi sûrement qu’un mur de pierre.
Éprouvant d’abord un grand sentiment de vide, Egwene fut bientôt prise de panique. Un homme canalisait le Pouvoir, et elle était impuissante. C’était Rand, certes, mais suspendue dans les airs comme ça, elle ne parvenait plus à faire la différence, songeant exclusivement à la souillure du saidin. Elle voulut crier quelque chose au Dragon Réincarné, mais seuls de pathétiques couinements sortirent de sa gorge.
— Vous voulez que je fasse quelque chose ? rugit Rand.
Les pieds de deux guéridons se plièrent bizarrement, le bois grinçant sinistrement, avant que les deux meubles se lancent dans une parodie de danse, leur dorure se craquelant et s’effritant sous le mouvement.
— Vous aimez ça ? lança Rand.
Alors qu’il n’y avait plus que des cendres dans la cheminée, des flammes géantes y apparurent et l’emplirent totalement.