— J’imagine, oui… Je me souviendrai de ton avis.
Le sourire s’élargit, devenant pour de bon chaleureux.
Le cœur d’Elayne bondit dans sa poitrine, mais elle tira sur sa robe pour penser à autre chose. Elle ne devait surtout pas se précipiter.
Sinon, il me prendra pour une gourde, et il aura raison !
— Tu voudrais une fleur ? demanda soudain Rand.
— Une fleur ? répéta Elayne, cillant de confusion.
— Oui.
Approchant du lit, Rand prit une double poignée de plumes dans le matelas éventré et les tendit à Elayne.
— Cette nuit, j’en ai fait une pour la majhere… On aurait juré que je venais de lui offrir la Pierre. Mais la tienne sera plus jolie. Beaucoup plus, c’est juré !
— Rand, je…
— Je serai prudent… Il suffit d’utiliser un filament de Pouvoir. Un tout petit flux…
Elayne se souvint qu’elle devait faire confiance à Rand. Eh bien, si surprenant que ce fût, c’était le cas.
— J’aimerais beaucoup que tu m’offres une fleur, Rand…
Un long moment, le front plissé, le jeune homme regarda le bouquet de plumes qu’il tenait toujours. Sans crier gare, il le lâcha et se frotta les mains.
— Des fleurs ? Ce n’est pas un cadeau digne de toi.
Elayne en eut le cœur serré pour lui. De toute évidence, il avait tenté en vain de s’ouvrir au saidin. Histoire de cacher sa déception, il boitilla jusqu’au morceau de tissu métallique et entreprit de le ramasser.
— Voilà un présent à la hauteur de la Fille-Héritière d’Andor ! Une couturière pourrait…
Rand s’interrompit, incapable d’imaginer ce qu’une couturière pourrait bien faire d’une longueur d’or et d’argent à peine large de deux pieds.
— Une couturière aurait sûrement une inspiration géniale, avança très diplomatiquement Elayne.
Puis elle tira un mouchoir de sa manche, s’accroupit, ramassa les plumes et les enveloppa du carré de soie bleu pâle.
— Les femmes de chambre s’occuperont du ménage, dit Rand tandis que la jeune femme glissait son trésor dans la bourse qu’elle portait à la ceinture.
— Eh bien, cette partie-là sera faite…
Comment Rand aurait-il pu comprendre qu’elle garderait ces plumes parce qu’il avait voulu en faire une fleur ? Pour l’heure, il sautait d’un pied sur l’autre, tenant son « cadeau » comme s’il ne savait plus du tout quoi en faire.
— La majhere a certainement des couturières sous ses ordres… Je donnerai cet… objet… à l’une d’entre elles.
Le sourire de Rand s’élargit. Bien sûr, Elayne entendait offrir l’étrange chose à la couturière, mais rien ne l’obligeait à le dire.
Son cœur menaçant d’exploser tant il battait vite, elle décida qu’il était temps de passer à la suite.
— Rand… tu m’apprécies ?
— Si je t’apprécie ? Bien entendu, Elayne. Je t’apprécie même beaucoup.
Pourquoi avait-il l’air d’un type qui n’a rien compris du tout ?
— Moi, je t’aime bien, Rand. Plus que ça, même.
Comment avait-elle pu dire ça si calmement, se demanda Elayne, alors que ses mains étaient glacées et son front plus chaud qu’un torrent de lave ?
— Bien plus que ça, en fait…
Voilà, elle n’irait pas plus loin. Inutile de se ridiculiser s’il ne saisissait toujours pas.
Attendons qu’il passe à un autre verbe qu’« apprécier »…
Elayne faillit éclater d’un rire hystérique.
Il faut que je me contrôle… Je ne veux pas qu’il me voie me comporter comme une gamine sans cervelle.
— Je t’aime bien aussi…, souffla Rand.
— D’habitude, je ne suis pas si directe…
Non ! Cette approche-là allait le faire penser à Berelain. D’ailleurs, il s’empourprait, parce que c’était en train d’arriver ! Que la Lumière le brûle !
— Je vais bientôt devoir partir, Rand… De Tear, je veux dire. Et je ne te reverrai plus avant des mois.
Si tu le revois ! cria dans la tête d’Elayne une petite voix qu’elle refusa d’écouter.
— Je ne peux pas partir sans te dire ce que j’éprouve. Je t’aime bien, Rand, et même mille fois plus que ça !
— Elayne, c’est pareil pour moi, et je… Je veux… (Sur les joues de Rand, le rose vira à l’écarlate.) Elayne, je ne sais que dire, comment…
Soudain, Elayne sentit qu’elle s’empourprait à son tour. Il pensait sûrement qu’elle le forçait à en dire plus.
Et ce n’est pas le cas ? railla la petite voix, augmentant le trouble de la jeune femme.
— Rand, je ne demande pas… (Comment exprimer ça ?) Je veux juste savoir ce que tu ressens. C’est tout.
Berelain ne s’en serait pas tenue là. Sans nul doute, elle se serait déjà jetée dans les bras de Rand. Résolue à ne pas être moins bonne que cette chasseuse d’hommes à moitié nue, Elayne approcha de Rand, lui prit des mains le morceau de tissu métallique et le laissa tomber sur le tapis.
Pour une raison qui la dépassait, Rand lui sembla soudain bien plus grand que jamais.
— Rand, je voudrais que tu m’embrasses.
Voilà, c’était dit.
— T’embrasser ? répéta le jeune homme comme s’il entendait ce verbe pour la première fois. Elayne, je ne peux pas te garantir plus que… Je veux dire, nous ne sommes pas promis l’un à l’autre. Et je ne propose pas non plus que nous le soyons. Mais c’est que… Je t’aime bien, moi aussi, et même plus que ça. Je ne voudrais quand même pas que tu penses que…
Devant tant de franchise brouillonne, Elayne ne put s’empêcher de rire.
— Je ne sais rien des coutumes de Deux-Rivières, mais à Caemlyn, on n’attend pas d’être fiancé avant d’embrasser une fille. Et ça n’implique pas qu’on soit obligé de l’épouser. Mais tu ne sais peut-être pas comment faire…
Presque brusquement, Rand enlaça sa compagne et posa les lèvres sur les siennes. Prise de vertiges, dressée sur des pointes de pieds qui semblaient vouloir se replier dans ses escarpins, Elayne oublia tout. Un long moment plus tard, en reprenant son souffle, elle s’avisa qu’elle était blottie contre la poitrine de Rand.
— Désolé de t’avoir interrompu au milieu d’une phrase, dit-il, un peu essoufflé lui-même. Je ne suis qu’un berger attardé du territoire de Deux-Rivières.
— Tu es un rustre qui ne t’es pas rasé ce matin, murmura Elayne contre la chemise de son compagnon, mais je ne te qualifierai pas d’attardé…
— Elayne, je…
La jeune femme posa une main sur la bouche de Rand.
— Je ne veux rien entendre sortir de tes lèvres que tu ne penses pas de toute ton âme ! Ni maintenant ni jamais !
Rand acquiesça. Pas parce qu’il comprenait ses motivations profondes, devina Elayne, mais parce qu’il sentait bien qu’elle pensait ce qu’elle disait. S’écartant du jeune homme, non sans regret, elle remit un peu d’ordre dans ses cheveux – tellement emmêlés au diadème qu’elle ne pourrait rien faire de définitif avant d’être assise devant un miroir. Rester plus longtemps avec Rand était un pas qu’elle ne voulait pas franchir, surtout après s’être montrée tellement plus directe qu’elle avait prévu. Parler si franchement, et aller jusqu’à lui demander un baiser ! Lui demander ! Bon sang ! elle n’était pas Berelain !
Berelain… Min avait-elle vu quelque chose ? Quand c’était le cas, sa vision se réalisait toujours. Mais quoi qu’il arrive, elle ne partagerait pas Rand avec Berelain. Tout bien pesé, elle allait peut-être se montrer encore un peu plus directe. Par la bande, bien entendu, même si ça semblait quelque peu paradoxal.