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— J’espère que tu ne manqueras pas de compagnie après mon départ… Mais n’oublie pas que certaines femmes voient un homme avec leur cœur alors que d’autres le considèrent comme un trophée – un bijou qu’elles ont envie d’arborer, pas différent d’un bracelet ou d’un collier. Rappelle-toi que je reviendrai vers toi, et que je suis celle qui te voit avec son cœur.

D’abord décontenancé, Rand parut ensuite un peu inquiet. Consciente d’en avoir trop dit d’un seul coup, Elayne entreprit de détourner son attention.

— As-tu remarqué que tu as omis de me dire quelque chose ? Ta tirade sur le danger que tu représentes pour une éventuelle épouse. Surtout, ne t’y mets pas maintenant. C’est trop tard.

— Je n’y ai pas pensé, avoua Rand.

Une autre idée lui traversa l’esprit, cependant, et il fronça les sourcils.

— Vous avez monté ce petit coup ensemble, Egwene et toi ?

Elayne parvint à combiner harmonieusement l’étonnement d’une innocente accusée à tort et l’indignation d’une princesse touchée dans son honneur.

— Comment peux-tu seulement penser à une chose pareille ? Tu crois que nous allons rôder autour de toi comme une meute de louves ? Tu te tiens en trop haute estime, jeune homme. L’orgueil excessif, ça existe, sais-tu ?

Rand eut un air penaud qui combla sa compagne de satisfaction.

— As-tu au moins des remords pour ce que tu nous as fait ? demanda Elayne, enfonçant le clou.

— Je ne voulais pas vous effrayer… Egwene m’a mis en colère, c’est tout. En général, elle n’a même pas besoin d’essayer pour réussir ! Ce n’est pas une excuse, je sais. Je suis désolé, je l’ai dit et je le pensais. Regarde où ça m’a mené. Des guéridons brûlés, un autre matelas éventré…

— Et le pince-fesse ?

Rand rougit de nouveau, mais il soutint le regard de la Fille-Héritière.

— Non. Je ne regrette pas ça… Vous étiez en train de parler de moi comme si je n’existais pas – une vulgaire souche, sans oreilles ni yeux. Vous aviez bien mérité une petite leçon, toutes les deux, et je ne reviendrai pas là-dessus.

Elayne étudia un moment Rand. Alors qu’elle s’ouvrait brièvement au saidar, il se massa les bras sous les manches de sa veste. La Fille-Héritière n’était pas formée pour guérir, loin de là, mais elle avait pourtant glané quelques rudiments au fil du temps. Canalisant le Pouvoir, elle apaisa la douleur consécutive au coup qu’elle lui avait flanqué pour se venger de sa privauté. Les yeux ronds de surprise, Rand sauta d’un pied sur l’autre, ébahi de ne plus avoir mal du tout.

— Une récompense pour ton honnêteté, dit simplement Elayne.

Quelqu’un gratta à la porte, puis Gaul l’entrebâilla et passa la tête dans la pièce. Au début, il garda la tête baissée, mais il jeta une série de coups d’œil aux jeunes gens et finit par la relever. Soudain blême, Elayne comprit que l’Aiel s’attendait à surprendre une scène qui n’était pas pour ses yeux. Brûlant de lui donner une leçon, elle faillit s’unir au saidar.

— Les Hauts Seigneurs sont là, annonça Gaul.

— Je vais te laisser, Rand, dit Elayne. Tu dois leur parler des impôts, si j’ai bien compris ? Pense à ce que je t’ai dit.

C’était plus modeste que « pense à moi », et l’effet serait le même.

Rand fit mine de la retenir, mais elle lui échappa vivement. Devant l’Aiel, il n’était pas question qu’elle se donne en spectacle. Guerrier du désert ou pas, que devait-il penser de la voir ainsi parée et parfumée à une heure si matinale ? Résister à l’envie de remonter la fichue robe sur ses épaules lui coûtait un effort surhumain…

Les Hauts Seigneurs, un groupe d’hommes d’âge mûr à la barbe pointue, se présentèrent au moment où elle sortait. Plutôt voyants avec leur veste surchargée de broderies, les manches bouffantes n’arrangeant rien, ils s’écartèrent pour laisser passer la jeune femme. Malgré leurs courbettes, elle lut sur leur visage à quel point la voir sortir les soulageait.

Une fois dehors, Elayne jeta un coup d’œil derrière elle. Grand et large d’épaules, Rand, portant une sobre veste verte, en imposait au milieu des Hauts Seigneurs vêtus comme pour un jour de fête. On eût dit une cigogne parmi des paons. Certes, mais quelque chose en lui indiquait qu’il était investi ici d’une autorité incontestable. Conscients d’être dominés, les Hauts Seigneurs inclinaient à contrecœur la tête.

Rand pensait sans doute qu’ils faisaient allégeance au Dragon Réincarné, pas à lui, et ses visiteurs croyaient peut-être la même chose. Mais Elayne connaissait des hommes – par exemple Gareth Bryne, le chef de la Garde Royale d’Andor – qui auraient dominé une assemblée en étant vêtus de haillons, sans porter de titre et sans que nul connaisse leur nom. Même s’il n’en avait pas conscience, Rand était de cette trempe. Pas au moment de leur rencontre, non, mais depuis, il avait beaucoup changé.

La Fille-Héritière referma la porte derrière elle.

Les Aiels qui gardaient l’entrée la regardèrent, tout comme le capitaine des Défenseurs postés au milieu de l’antichambre, mais elle ne s’en soucia pas. Ce qu’elle avait à faire était fait. Au moins, les jalons étaient posés. À présent, il restait quatre jours avant que Joiya et Amico quittent Tear sur un bateau. Quatre jours durant lesquels son empreinte se graverait dans l’esprit de Rand, ne laissant plus aucune place pour Berelain. Ou au minimum, préparant le terrain pour leur prochaine rencontre, où elle parachèverait son œuvre.

Elayne ne s’était jamais imaginée sous les traits d’une femme capable de traquer un homme comme une chasseuse lancée sur la piste d’un sanglier. Son cœur ne s’était toujours pas calmé, peut-être, mais elle n’avait à aucun moment trahi sa nervosité. Ni pensé à ce que dirait sa mère, s’avisa-t-elle soudain. Cette révélation lui rendit d’un coup sa sérénité. Elle ne se souciait plus du jugement de sa mère ! Morgase allait devoir l’accepter comme une adulte, et ça, c’était un grand pas en avant.

Les Aiels la saluèrent et elle les honora d’un signe de tête gracieux qui aurait fait la fierté de Morgase. Le capitaine lui-même semblait s’apercevoir qu’il avait sous les yeux une nouvelle femme. Désormais, les palpitations cardiaques ne lui empoisonneraient plus la vie. Quand il était question de Rand, en tout cas. Pour l’Ajah Noir, ça restait à voir.

Sans s’intéresser aux Hauts Seigneurs qui formaient un demi-cercle autour de lui, leur nervosité palpable, Rand regarda la porte se refermer sur Elayne. Il n’en revenait toujours pas. Les rêves qui se réalisaient, voire qui étaient dépassés par la réalité, le mettaient mal à l’aise. Un bain dans le bois de l’Eau, pourquoi pas ? Mais il n’aurait jamais cru à un songe où la jeune femme venait le voir ainsi. Elle était restée tellement maîtresse d’elle-même, alors qu’il s’emmêlait la langue comme un idiot.

Et Egwene… Elle lui avait rendu sa liberté, s’inquiétant seulement de lui faire du mal. Décidément, les femmes le surprendraient toujours. Capables d’exploser pour une peccadille, elles ne fronçaient même pas les sourcils face à ce qui coupait la chique à un homme.

— Seigneur Dragon ? susurra Sunamon d’un ton plus mielleux encore que d’habitude.

Le récit du très récent incident avait dû se répandre dans la Pierre comme une traînée de poudre. Les premiers visiteurs étaient partis quasiment au pas de course, et Torean, vexé à mort, ne s’était sûrement pas privé d’user en expert de sa langue de vipère.

Sunamon hasarda un sourire suintant de soumission, puis il se frotta les mains, sans doute pour les sécher, et sembla se ratatiner sous le regard de Rand. Ses compagnons préférèrent ne pas voir les guéridons brûlés, le matelas dévasté, les livres éparpillés et les silhouettes méconnaissables, sur le manteau de la cheminée, qui étaient naguère un cerf et deux loups. À ce jeu – ne pas voir ce qui les gênait – les Hauts Seigneurs étaient imbattables. Carleon et Tedosian, incarnations ô combien trompeuses de l’humilité, n’avaient sûrement pas conscience que ne jamais se regarder, ainsi qu’ils s’y efforçaient, avait quelque chose de suspect. Un détail que Rand n’aurait cependant pas remarqué sans le petit mot de Thom glissé dans la poche d’une veste récemment revenue d’une séance de brossage.