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Les dents serrées, des sourires hypocrites sur le visage, les Hauts Seigneurs écoutèrent. C’était déjà pas mal…

Egwene réfléchissait aux deux prisonnières lorsqu’elle sentit à côté d’elle la présence de Mat, soudain matérialisé comme s’il remontait tout simplement le couloir dans la même direction qu’elle. L’air pensif, il aurait eu bien besoin d’une brosse, comme s’il venait de se passer et de se repasser les doigts dans les cheveux. Une ou deux fois, il regarda la jeune femme, mais ne lui adressa pas la parole. Les serviteurs qui croisaient les deux jeunes gens s’inclinaient respectueusement. Les Hauts Seigneurs et les Hautes Dames aussi, mais avec beaucoup moins de conviction. Qu’il fût un ami du Dragon ou non, le rictus que Mat adressait aux nobles aurait pu lui valoir des ennuis s’il n’avait pas été en compagnie d’une « Aes Sedai ».

Ce silence ne ressemblait pas au garçon que connaissait Egwene. Si on faisait abstraction de sa superbe veste rouge – froissée comme s’il avait dormi avec – il ressemblait au bon vieux Mat, mais c’était trompeur. Ils avaient tous changé, depuis le départ de Champ d’Emond. Cela dit, le mutisme de Mat restait inquiétant.

— Les événements de la nuit te travaillent ? demanda Egwene.

Mat faillit s’emmêler les pinceaux.

— Tu es au courant ? Bien sûr, bien sûr… Non, je m’en fiche. Ce n’était pas si terrible. Et c’est déjà de l’histoire ancienne.

Egwene fit mine de gober ce gros mensonge.

— Nynaeve et moi ne te voyons plus beaucoup…

Un sacré euphémisme !

— J’ai été occupé…

Mal à l’aise, Mat se tortilla pour ne surtout pas regarder son amie.

— Les dés ?

— Non, les cartes…

Une servante rondelette, les bras chargés de serviettes, fit une révérence à Egwene. Pensant que l’Aes Sedai ne la regardait pas, elle adressa ensuite un clin d’œil à Mat.

— J’ai été occupé à jouer aux cartes, oui, fit le jeune homme en souriant à la servante.

Egwene se rembrunit. Cette femme devait avoir dix ans de plus que Nynaeve…

— Je vois… Ce doit être prenant. Trop pour qu’on ait le temps d’aller voir de vieilles amies.

— La dernière fois que je vous ai accordé un moment, Nynaeve et toi m’avez ficelé avec le Pouvoir, comme un cochon sur la place du marché, histoire de pouvoir farfouiller dans ma chambre. En plus, vous êtes toujours fourrées avec Elayne, qui me regarde tout le temps de haut. Ou avec Moiraine. Je n’aime pas… (Mat s’éclaircit la voix et jeta enfin un coup d’œil à Egwene.) Je déteste vous faire perdre du temps. Vous êtes très prises, d’après ce qu’on dit. Interroger des Suppôts des Ténèbres… Des tas de trucs importants comme ça… Tu sais que les gens, ici, vous prennent pour des Aes Sedai ?

Egwene hocha mélancoliquement la tête. C’étaient les Aes Sedai que Mat n’aimait pas. Même s’il arpentait le monde, il ne changerait jamais.

— Reprendre ce qui était un prêt n’est pas du vol, dit Egwene.

— Je ne t’ai jamais entendue parler de « prêt » ? Pourquoi aurais-je eu besoin d’une lettre de la Chaire d’Amyrlin ? Tout juste bon à m’attirer des ennuis, ça. Mais vous auriez pu demander.

Egwene se retint de rappeler qu’elles avaient demandé. Elle ne voulait ni se disputer ni briser là avec Mat. Et pour ça, elle ne devait pas le contredire. Qu’il soit donc tout content avec sa version !

— Eh bien, je suis ravie de voir que tu acceptes encore de me parler. Tu as quelque chose de particulier à me dire ?

Mat se passa les doigts dans les cheveux en marmonnant.

Il aurait eu sacrément besoin que sa mère le tire par l’oreille dans un coin tranquille pour lui passer un savon ! Mais Egwene estima qu’il valait mieux être patiente. Elle en était capable, quand elle voulait. En conséquence, quitte à exploser, elle ne dirait plus un mot avant qu’il lui ait répondu.

Le couloir déboucha sur une promenade aux colonnes de marbre blanc qui dominait un des rares jardins de la Pierre. Quelques arbustes aux petites feuilles lisses, leurs branches lestées de fleurs blanches, diffusaient un parfum plus doux encore que celui des parterres de roses rouges et jaunes. Trop faible pour agiter les tentures du mur intérieur, une brise agréablement fraîche atténuait un peu la moiteur matinale. Mat s’assit sur la très large balustrade, le dos contre une colonne et une jambe repliée, puis il contempla un moment le jardin.

— J’ai besoin d’un conseil, dit-il.

Egwene n’en crut pas ses oreilles.

— Eh bien, si je peux t’aider…

Sous le regard de son ami, la jeune femme fit de son mieux pour imiter le calme d’une Aes Sedai.

— Un conseil à quel sujet ?

— Je ne sais pas.

Dans le jardin, trente pieds plus bas, des hommes travaillaient parmi les massifs de fleurs. Si elle le poussait, il risquait d’atterrir sur un jardinier, pas sur des épines.

— Comment puis-je te conseiller, dans ce cas ?

— Je dois… décider que faire.

Mat semblait embarrassé. Et il y avait de quoi, aux yeux d’Egwene.

— J’espère que tu ne songes pas à filer. Tu sais à quel point tu es important. Mat, tu ne peux pas te défiler.

— Tu crois que je l’ignore ? Je ne pourrais pas filer même si Moiraine m’en donnait l’autorisation. Crois-moi, Egwene, je ne fuirai pas. Mais je veux savoir ce qui m’attend.

Il secoua la tête et prit un ton moins amical :

— Quelle est la suite des événements ? Pourquoi ma mémoire est-elle pleine de trous ? Des morceaux de ma vie manquent à l’appel, comme s’ils n’avaient jamais existé. Pourquoi est-ce que je lance des phrases incompréhensibles ? En ancienne langue, paraît-il. Mais pour moi, c’est du charabia. Egwene, je veux savoir, avant d’être devenu aussi cinglé que Rand.

— Rand n’est pas fou, répliqua d’instinct Egwene.

Ainsi, Mat n’envisageait pas de s’enfuir. Une agréable surprise, car jusque-là, il ne semblait pas très concerné par les responsabilités. Mais il était inquiet et il souffrait, ça s’entendait dans sa voix. Ce n’était pas son genre – et quand ça lui arrivait, il le cachait très bien, en principe.

— Je ne connais pas les réponses à tes questions, Mat. Moiraine, peut-être…

— Non ! (Mat se leva d’un bond.) Pas d’Aes Sedai ! Enfin… Tu es différente. Je te connais, et tu n’es pas… On ne vous apprend rien, à la tour, qui pourrait m’aider ?

— Mat, je suis désolée, vraiment…

Le rire du jeune homme rappela leur enfance à Egwene. Quand ses rêves s’écroulaient, il réagissait toujours ainsi…

— Eh bien, ce n’est pas grave… Ce sera quand même la tour, même de seconde main… Surtout, ne te vexe pas.

Le bon vieux Mat, toujours. Capable de pleurnicher pour une écharde dans un doigt et de traiter par le mépris une jambe cassée.

— Il doit y avoir un moyen… Si Moiraine est d’accord… Et c’est très possible…

— Moiraine ! Tu ne m’as pas écouté ! Je refuse qu’elle s’en mêle. Quel moyen ?

Mat était depuis toujours un risque-tout. Cela dit, il cherchait la connaissance, exactement comme Egwene. Si au moins, pour une fois, il faisait montre d’un peu de bon sens et de prudence.

Une noble aux nattes noires enroulées autour de sa tête, les épaules dénudées bien au-delà du raisonnable, s’immobilisa, esquissa une révérence, regarda les deux jeunes gens d’un œil morne et reprit son chemin d’un pas vif, le dos bien droit.

Egwene la regarda s’éloigner jusqu’à ce qu’elle soit hors de portée d’oreille. Si on oubliait les jardiniers, trente pieds plus bas, les deux amis étaient seuls.