— Je dois être le plus grand cinglé de ce fichu monde ! Oui, le plus grand !
Cela dit, rien ne l’empêchait d’aller en ville – encore heureux ! – et il ne risquait pas de rencontrer Moiraine dans les tavernes de l’Assommoir, un quartier du port de Tear, ou dans les auberges du Chalm, le secteur des entrepôts. Dans les deux cas, des établissements mal éclairés, exigus et souvent sales où coulaient à flots le mauvais vin et la bière tiède – quand les clients n’étaient pas en train de se taper dessus – et où les dés roulaient jour et nuit. Des parties aux enjeux réduits, comparés aux habitudes que Mat avait prises, mais ce n’était pas pour ça qu’il retournait immanquablement dans la Pierre après quelques heures. Soucieux de sa santé mentale, il s’efforçait de ne jamais réfléchir aux raisons qui le ramenaient sans cesse vers Rand…
Dans les tavernes du front de mer, Perrin vit quelquefois son ami d’enfance occupé à boire trop de vin bon marché et à jouer comme s’il se moquait de gagner ou de perdre, mais sans rechigner à dégainer son couteau dès qu’un marin taillé comme un colosse faisait remarquer qu’il gagnait bien trop souvent pour être honnête. Même s’il trouvait que tant d’irritabilité ne ressemblait pas à Mat, Perrin préférait l’éviter plutôt que de l’interroger sur ses problèmes.
L’apprenti forgeron n’était là ni pour le vin ni pour les dés. Quant aux hommes qui lui auraient éventuellement cherché des noises, ils changeaient d’avis après avoir jeté un second coup d’œil à la largeur de ses épaules – et à la couleur de ses yeux. En revanche, Perrin payait des chopes de bière aux marins en pantalon de cuir large, aux assistants de marchands qui arboraient de fines chaînes d’argent sur le devant de leur veste et à tous les hommes qui semblaient venir d’un lointain pays. D’après les rumeurs, il était en quête de toute nouvelle susceptible d’attirer Faile loin de Tear… et de lui.
S’il trouvait pour sa compagne une aventure lui donnant une chance d’inscrire son nom dans les récits et les légendes, Perrin était sûr qu’elle s’en irait. Même si elle affirmait comprendre pourquoi il devait rester, la jeune femme continuait à faire allusion à son envie de partir… et à son désir qu’il s’en aille avec elle. Mais le bon appât, il n’en doutait pas un instant, la persuaderait de lever le camp sans lui.
Hélas, la plupart des rumeurs ne l’abuseraient pas, car elle y verrait, comme Perrin, des distorsions de la réalité complètement éventées. La guerre qui faisait rage sur les rives de l’océan d’Aryth, par exemple, était attribuée à un peuple dont personne n’avait jamais entendu parler – les Sans-Chiens, ou quelque chose comme ça, chaque marin ou chaque marchand ayant sa propre variation –, qui était peut-être bien l’armée d’Artur Aile-de-Faucon revenue après un bon millier d’années. Un Tarabonais qui arborait une moustache en cornes de taureau sous son chapeau rond rouge informa gravement Perrin que le souverain lui-même guidait ses hordes en brandissant Justice, sa légendaire épée.
D’autres récits affirmaient que le Cor de Valère, l’instrument conçu pour ramener les héros morts de la tombe, juste avant l’Ultime Bataille, avait été retrouvé.
Au Ghealdan, murmurait-on, des émeutes éclataient un peu partout. En Illian, une folie collective faisait des ravages parmi la population. Au Cairhien, la famine ralentissait les tueries. Enfin, dans les Terres Frontalières, les raids de Trollocs se multipliaient. Bien entendu, Perrin ne pouvait envoyer Faile dans aucun de ces pays, même pour l’éloigner de Tear.
En revanche, les échos sur les troubles au Saldaea semblaient prometteurs. Pour commencer, la jeune femme se sentirait sûrement motivée par son propre pays. Cerise sur le gâteau, on affirmait que Mazrim Taim, le faux Dragon, était tombé entre les mains des Aes Sedai. Hélas, personne ne pouvait être précis sur les troubles en question. Inventer risquait de ne servir à rien. Avant de partir à l’aventure, Faile conduirait ses propres interrogatoires et elle verrait bien que ça ne collait pas. De plus, les problèmes que connaissait le Saldaea pouvaient être aussi mauvais pour la santé d’une jeune femme que les drames en cours dans les autres pays.
Histoire de se compliquer un peu la vie, Perrin ne pouvait pas dire où il passait son temps à sa compagne, parce qu’elle l’aurait aussitôt bombardé de questions. Contrairement à Mat, elle le savait, il n’avait rien d’un pilier de taverne. N’ayant jamais été doué pour mentir, le jeune homme improvisait avec un manque criant de conviction et il s’attirait de longs regards soupçonneux de l’élue de son cœur. Faute de mieux, il se creusait alors la cervelle pour inventer de plus convaincantes balivernes. Quoi qu’il en soit, il devait pousser Faile à quitter Tear avant qu’elle y laisse sa peau. Oui, il le devait !
Egwene et Nynaeve, quant à elles, passaient des heures et des heures avec Joiya et Amico – sans obtenir le moindre résultat. Leurs récits ne variaient jamais. Contre l’avis de Nynaeve, Egwene avait même tenté de répéter à l’une les propos de l’autre, afin de repérer d’éventuelles incohérences. Amico ouvrit de grands yeux et affirma qu’elle n’avait jamais entendu parler d’un plan pareil. Cela dit, précisa-t-elle, il pouvait s’agir de la vérité. Dégoulinante de servilité, elle cherchait surtout à plaire à ses geôlières. Telle qu’en elle-même, Joiya conseilla froidement aux deux jeunes femmes d’aller à Tanchico, si ça les démangeait. « C’est une ville plutôt inhospitalière, ces derniers temps, crut-elle bon d’ajouter. Le roi ne la contrôle plus entièrement, et j’ai cru comprendre que la Panarch ne se soucie plus de maintenir l’ordre. Les muscles et les lames font la loi dans les rues de Tanchico, mais ce n’est pas une raison pour vous priver d’un petit séjour d’agrément. »
Aucune nouvelle n’arriva de Tar Valon. Pas un mot pour dire si la Chaire d’Amyrlin prenait des mesures pour s’opposer à l’éventuelle tentative de libération de Mazrim Taim. Depuis que Moiraine avait expédié les pigeons voyageurs, un bateau rapide ou un cavalier changeant régulièrement de monture auraient eu le temps de faire parvenir un message à Tear.
Moiraine avait-elle vraiment envoyé des pigeons ? Sur ce point, Nynaeve et Egwene se disputaient ouvertement. Même si elle admettait que l’Aes Sedai ne pouvait pas mentir, l’ancienne Sage-Dame cherchait néanmoins une preuve de « distorsion de la vérité », comme elle disait. De fait, Moiraine ne semblait pas s’inquiéter de n’avoir jamais reçu de réponse. Mais avec sa sérénité de chaque instant, ça ne voulait pas dire grand-chose.
Egwene s’inquiétait pour deux, au bas mot, et elle s’interrogeait sur Tanchico. Une fausse piste ? La voie à suivre ? Un piège ? La bibliothèque de la tour offrait une documentation fournie sur le Tarabon et sa capitale, mais la jeune femme n’y trouva rien qui pût laisser penser à une menace contre Rand. La chaleur venant s’ajouter à l’angoisse, Egwene n’était pas à toucher avec des pincettes. À peu de chose près, elle se montrait aussi « explosive » que Nynaeve.
Pourtant, il n’y avait pas matière à se plaindre de tout. Comme s’il avait enfin grandi et pris la mesure de ses responsabilités, Mat était toujours là. Egwene regrettait de ne pas avoir pu l’aider, mais elle doutait qu’une autre femme présente dans la Pierre eût pu faire mieux. Elle comprenait la soif de savoir de Mat parce qu’elle la partageait, bien que dans un autre contexte, puisqu’il s’agissait de connaissances qu’elle pouvait uniquement acquérir à la tour. Des éléments qu’elle avait une chance de découvrir alors que personne d’autre n’y était parvenu, ou des notions oubliées qu’elle pouvait réapprendre.
Aviendha commença à rendre régulièrement visite à Egwene, et apparemment, elle n’était pas en service commandé. Au début, elle se montra méfiante, mais c’était une Aielle, après tout, et elle prenait Egwene pour une véritable Aes Sedai. Quoi qu’il en soit, sa compagnie se révéla très agréable, même si des questions informulées voilaient souvent son beau regard.