Une situation étrange et paradoxale. Soulagé qu’Elayne ne cherche pas à obtenir plus que sa seule compagnie, parce qu’il n’était pas en mesure de lui offrir davantage, Rand parvenait à oublier avec elle, et exclusivement avec elle, le poids de ses responsabilités et l’angoisse face au destin qui guettait le Dragon Réincarné. Plusieurs fois, il avait eu envie de lui demander de rester. Mais il aurait été injuste d’alimenter les espoirs d’Elayne alors qu’il ignorait ce qu’il attendait d’elle, sinon qu’elle lui fasse l’inestimable cadeau de sa présence. En supposant qu’elle ait des « espoirs », bien sûr. Pour l’heure, il était bien plus simple de voir leur relation comme celle de deux jeunes gens qui aimaient se promener dehors par une soirée de fête. Chaque fois, ça devenait plus facile, au point que Rand en oubliait qu’elle était la Fille-Héritière et lui un simple berger. Mais dans le secret de son cœur, il désirait qu’elle reste. Trois jours… Il devait se décider. Se mettre en mouvement dans une direction que personne n’attendait.
Le soir du troisième jour, alors que le soleil sombrait lentement à l’horizon, Rand se tenait face à Meilan et Sunamon dans ses appartements protégés du vif éclat rouge du couchant par l’épaisseur des rideaux tirés sur les fenêtres. Sur son présentoir, Callandor brillait comme une étoile de cristal.
Rand lança aux deux Hauts Seigneurs un épais rouleau de parchemin. Un traité soigneusement calligraphié qui n’attendait plus que des signatures et des sceaux. L’objet volant percuta la poitrine de Meilan, qui le rattrapa d’instinct. Comme s’il était honoré, le noble s’inclina, mais ses lèvres dessinèrent un sourire sur des dents obstinément serrées.
Se frottant nerveusement les mains, Sunamon sautait d’un pied sur l’autre.
— Tout est conforme à vos ordres, seigneur Dragon. Du grain en échange de navires…
— Et deux mille conscrits détachés par Tear, coupa Rand. Afin d’assurer la distribution du grain et de protéger les intérêts de leur royaume.
La voix de Rand ne tremblait pas, mais il bouillait intérieurement, consumé par l’envie de casser la figure à ces deux imbéciles.
— Deux mille hommes. Sous le commandement de Torean.
— Le Haut Seigneur Torean est le choix tout indiqué lorsqu’il s’agit de traiter avec Mayene.
— Il est surtout obsédé par une femme qui ne daigne pas lui accorder un regard ! J’ai parlé de grain en échange des navires, c’est vrai. Mais quand m’avez-vous entendu mentionner des conscrits ? Ou ce crétin de Torean ? Avez-vous au moins parlé à Berelain ?
Les deux hommes battirent des paupières comme s’ils ne comprenaient pas ces mots. Pour Rand, ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. S’ouvrant au saidin, il mit le feu au rouleau de parchemin que Meilan serrait contre son torse. Avec un petit cri outré, le Haut Seigneur jeta son dangereux fardeau dans la cheminée éteinte et frotta vivement le devant roussi de sa veste de soie rouge. L’air hagard, Sunamon regarda le précieux traité finir de se consumer dans l’âtre.
— Allez voir Berelain, dit Rand avec un calme qui l’étonna lui-même, et arrangez-vous pour lui avoir proposé le traité que je veux avant demain midi. Sinon, je vous ferai pendre au crépuscule. Tous les deux… Et si je dois faire exécuter des Hauts Seigneurs tous les jours, je n’hésiterai pas. Tant pis si vous finissez tous à la potence. À présent, hors de ma vue !
Le ton neutre sembla secouer davantage les deux nobles qu’une explosion de colère. Meilan lui-même ne put pas dissimuler son trouble tandis que son compagnon et lui reculaient en multipliant les courbettes et en jurant qu’ils serviraient le seigneur Dragon jusqu’à leur dernier souffle.
Rand en eut envie de vomir.
— Dehors ! beugla-t-il.
Leur dignité oubliée, les deux hommes faillirent en venir aux mains pour déterminer lequel ouvrirait la porte. Alarmé par le bruit, un des Aiels passa la tête dans la pièce pour voir si tout allait bien. Après s’être écarté pour laisser passer les fuyards, il referma les lourds battants.
Rand constata que ses mains tremblaient. Ces nobles le dégoûtaient presque autant qu’il s’écœurait lui-même. Menacer des hommes de pendaison parce qu’ils ne lui obéissaient pas… Et être sincère, du moins sur le coup !
Non sans mélancolie, il se rappelait le temps où il ne cédait jamais à la colère. Enfin, très rarement, et sans jamais perdre pour de bon son contrôle.
Il alla se camper devant Callandor, colorée de pourpre par la lumière du couchant qui filtrait des rideaux. On aurait juré que la lame était en verre. Au toucher, elle se révélait dure comme de l’acier et tranchante comme un rasoir. Il avait failli s’en emparer pour faire face à Meilan et Sunamon. Pour l’utiliser comme une banale épée ou se servir de son pouvoir ? Il l’ignorait, mais les deux possibilités lui glaçaient les sangs.
Je ne suis pas encore fou ! Seulement furieux… Mais si furieux !
Les deux prisonnières embarqueraient le lendemain. Ensuite, Elayne s’en irait. Egwene et Nynaeve aussi, bien entendu. En route pour Tar Valon, espérait-il. Ajah Noir ou non, la Tour Blanche restait l’endroit le plus sûr pour les trois femmes.
Le lendemain… Plus de prétextes pour différer sa décision. Obligé d’agir…
Rand regarda ses paumes marquées chacune d’un héron. Il connaissait si bien les silhouettes qu’il aurait pu les dessiner de mémoire.
Les prophéties les mentionnaient.
« Deux fois deux fois, il devra être marqué,
Deux pour vivre et deux pour mourir.
Une fois le héron, pour tracer son chemin
Une deuxième fois le héron, pour dire son vrai nom
Une fois le Dragon, pour les souvenirs perdus,
Deux fois le Dragon, pour le prix qu’il doit payer. »
Mais si les hérons disaient son vrai nom, à quoi servaient les Dragons ? Et puisqu’on y était, c’était quoi, un Dragon ? Le seul qu’il connaissait était Lews Therin Telamon. Fléau de sa Lignée avait été le Dragon, et le Dragon était Fléau de sa Lignée. Mais à présent, il était lui-même le Dragon. Comment aurait-il pu être marqué par lui-même ? La créature représentée sur l’étendard était peut-être un Dragon. Mais les Aes Sedai elles-mêmes s’avouaient incapables de le dire.
— Tu as changé depuis la dernière fois que je t’ai vu. Plus fort. Plus dur.
Rand se retourna et sursauta en découvrant la jeune femme qui se tenait près de la porte. Le teint clair, les yeux et les cheveux noirs, elle était très grande et arborait une magnifique tenue blanc et argent. Son regard se posant sur la statue fondue, elle plissa le front.
Rand avait refusé qu’on retire du manteau de la cheminée les vestiges de l’œuvre d’art. Une façon de se rappeler ce qui arrivait quand il agissait sans réfléchir, perdant son contrôle. Une judicieuse initiative.
— Selene ! s’exclama-t-il en approchant de la jeune femme. D’où viens-tu ? Et comment es-tu entrée ? Je te croyais toujours au Cairhien, ou…
Ou déjà morte, ou errant sur les routes de l’exil, le ventre vide…
Sa robe tenue à la taille par une ceinture en tissu argentée, des peignes en argent incrustés d’étoiles et de croissants brillant dans sa longue chevelure, Selene restait la plus belle femme qu’il avait jamais vue. En comparaison, Elayne et Egwene étaient simplement jolies. Bizarrement, pourtant, elle ne lui faisait plus le même effet qu’avant. Peut-être à cause des longs mois qui les séparaient de leur dernière rencontre, au temps où le Cairhien n’était pas encore ravagé par la guerre civile.