Mais Rand ne put se résigner à revenir en arrière. Au contraire, il en rajouta :
— Si j’en ai l’occasion, je te détruirai ! Toi, ton Ténébreux et tous tes Rejetés !
Un éclair haineux passa dans le regard de Lanfear.
— Sais-tu pourquoi certains d’entre nous te craignent ? En as-tu la moindre idée ? Parce qu’ils redoutent que le Grand Seigneur des Ténèbres te propose de devenir leur supérieur.
À sa grande surprise, Rand réussit à ricaner.
— Le Grand Seigneur des Ténèbres ? Tu ne peux pas dire son nom ? Pourtant, tu ne dois pas craindre d’attirer son attention, contrairement aux gens de bien. Ou est-ce que je me trompe ?
— Ce serait un blasphème, dit simplement Lanfear. Sammael et les autres ont raison d’avoir peur. Le Grand Seigneur veut te compter parmi ses fidèles. Et te placer au-dessus de tous les hommes. Il me l’a dit.
— C’est absurde ! Le Ténébreux est toujours prisonnier dans le mont Shayol Ghul, sinon, je serais déjà en train de livrer l’Ultime Bataille. Et s’il connaît mon existence, il doit désirer ma mort, puisque j’entends le combattre.
— Il sait tout ! Le Grand Seigneur en sait bien plus long que tu le penses. Il est possible de lui parler. Va au mont Shayol Ghul, dans la Fosse de la Perdition, et tu… l’entendras. Oui, tu pourras t’enivrer de sa présence.
Le visage de Lanfear s’illumina. L’extase, il n’y avait pas d’autre mot. Les lèvres entrouvertes, elle semblait fixer un merveilleux et lointain « ailleurs » qu’elle était seule à voir.
— Les mots ne peuvent pas commencer à décrire ce que c’est. Pour savoir, il faut vivre ces moments-là. Oui, les vivre !
Les yeux de nouveau focalisés sur Rand, Lanfear revint au présent.
— Agenouille-toi devant le Grand Seigneur, et il te placera au-dessus de tous les hommes. Tu seras libre de régner à ta guise, à condition de mettre une seule fois un genou en terre devant lui. Pour lui prêter allégeance. Rien de plus, il me l’a assuré. Asmodean t’apprendra à manier le Pouvoir sans y laisser la vie, et il te montrera ce qu’on peut faire avec. Laisse-moi t’aider ! Ensemble, nous pouvons éliminer les autres. Le Grand Seigneur s’en moquera. Quant à Asmodean, nous nous en débarrasserons, lorsqu’il aura rempli son office. Toi et moi, nous dominerons le monde sous la tutelle du Grand Seigneur. Pour toujours !
Lanfear baissa le ton, un mélange d’envie et d’angoisse faisant vibrer sa voix.
— Deux formidables sa’angreal furent fabriqués peu avant la fin de l’Âge des Légendes… Un que tu peux utiliser, et l’autre dont je saurai me servir. En comparaison, cette épée n’est rien. Une puissance qui dépasse l’imagination. Avec ces trésors, nous pourrons défier le Grand Seigneur lui-même. Et le Créateur !
— Tu es folle ! cracha Rand. Le Père des Mensonges prétend qu’il veut me laisser libre ? Je suis né pour le combattre. Afin que les prophéties s’accomplissent. Jusqu’à l’Ultime Bataille, je me dresserai contre lui et contre vous tous. Et si je dois perdre, je lutterai jusqu’à mon dernier souffle.
— Rien ne t’y oblige… Les prophéties ne sont que l’expression des espoirs de l’humanité. Si tu les accomplis, tu suivras un chemin qui te conduira jusqu’à Tarmon Gai’don et à ta mort. Moghedien ou Sammael ont le pouvoir de détruire ton corps. Le Grand Seigneur des Ténèbres, lui, anéantira ton âme. La fin pour l’éternité, sans espoir de retour. Jamais tu ne renaîtras, aussi longtemps que la Roue continuera à tourner.
— Non !
Un long moment, Lanfear dévisagea Rand, qui put presque voir osciller les plateaux de la balance où elle pesait les possibilités.
— Je pourrais te conquérir, dit-elle enfin. Te forcer à suivre le Grand Seigneur que tu le veuilles ou non, et en dépit de tes convictions. C’est possible.
Elle marqua une pause, sans doute pour voir si ses paroles avaient un impact. De la sueur ruisselant entre ses omoplates, Rand parvint quand même à rester impassible. Que la situation soit désespérée ou non, il allait devoir tenter quelque chose. Un deuxième essai d’atteindre le saidin se heurta lui aussi au mur invisible.
Rand regarda dans le vide, comme s’il réfléchissait. Callandor était juste derrière lui, mais aussi inaccessible que l’autre rive de l’océan d’Aryth. Son couteau reposait sur une petite table, près du lit, à côté d’une figurine de renard à moitié terminée.
Son regard balayant la pièce, Rand vit la statue fondue qui semblait se moquer de lui sur le manteau de la cheminée, les livres éparpillés sur le tapis… et l’homme tout de gris vêtu qui venait d’entrer dans la pièce un couteau au poing.
Tendu à craquer, Rand se tourna vers Lanfear.
— Tu as toujours été entêté, marmonna la Rejetée. Je ne te prendrai pas, cette fois. Je préfère que tu me rejoignes de ton propre gré. Et ça arrivera. Mais pourquoi plisses-tu ainsi le front ? Que se passe-t-il ?
Un homme qui venait d’entrer, un couteau au poing…
Les yeux de Rand avaient glissé sur l’intrus, presque sans le voir. Réagissant d’instinct, il écarta Lanfear de son chemin et entra en contact avec la Source Authentique. Aussitôt, l’obstacle invisible se désintégra et il vit apparaître dans sa main son épée de flammes.
L’homme chargea, le couteau tenu au niveau de sa cuisse, pointe vers le haut : la préparation typique d’un coup mortel. Même en l’affrontant, il restait difficile de garder les yeux rivés sur le tueur, mais Rand esquiva souplement et le Vent Souffle par-dessus le Mur trancha net la main armée de l’homme et finit par lui traverser proprement le cœur. Un instant, Rand plongea son regard dans des yeux déjà morts, même si le sang circulait encore dans le corps du tueur, puis il dégagea sa lame.
— Un Homme Gris…, dit-il en prenant ce qui lui sembla être sa première inspiration depuis des heures.
Le cadavre saignait abondamment sur le tapis et il n’était plus difficile du tout de le regarder, désormais. Avec les assassins dévoués aux Ténèbres, il en allait souvent ainsi : quand on les remarquait, il était déjà trop tard.
— C’est ridicule… Tu aurais pu me tuer sans peine. Pourquoi avoir joué toute cette comédie pour que je ne voie pas arriver un Homme Gris ?
Lanfear foudroya Rand du regard.
— Je n’ai pas recours aux Sans-Âme… Ne t’ai-je pas dit qu’il y a des… différends… entre les Élus ? Je me suis trompée d’une journée dans mes prédictions, mais il est encore temps que tu viennes avec moi. Pour apprendre. Et pour vivre. Cette épée… (Lanfear ricana.) Tu ne fais pas le dixième de ce qui est en ton pouvoir. Suis-moi et développe ton potentiel. Ou as-tu l’intention d’essayer de m’abattre ? Je t’ai libéré pour que tu puisses te défendre, ne perds pas ça de vue…
Son ton et sa posture indiquaient que Lanfear anticipait une attaque – ou au moins, qu’elle était préparée à la repousser. Mais ce ne fut pas ça qui arrêta Rand, ni la disparition opportune de l’obstacle invisible, un peu plus tôt. Lanfear était une Rejetée au service des Ténèbres depuis des millénaires. Comparée à elle, une sœur noire serait passée pour un bébé vagissant dans son berceau. Pourtant, il la voyait comme une femme. Même si ça lui donnait envie de se traiter de quintuple crétin (au minimum), Rand ne pouvait pas lever la main sur une femme. Si elle tentait de le tuer, peut-être… Mais elle ne bronchait pas, attendant la suite… S’il l’attaquait, elle était sans doute prête à lui infliger avec le Pouvoir des tortures qu’il n’imaginait même pas. Certes, il était parvenu à neutraliser Egwene et Elayne, mais ça faisait partie des choses qu’il réussissait sans réfléchir et qu’il ne pouvait pas reproduire à volonté. Il se souvenait de ce qu’il avait fait, pas de la méthode à employer.