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Une information que Lan avait fournie à Rand en des temps qui lui paraissaient très lointains. Jusque-là, il n’avait pas eu l’occasion de la vérifier.

— En revanche, occupez-vous des blessés.

Avec un dernier regard pour le monstre décapité au torse lacéré, les soldats s’écartèrent du Rôdeur – le nom qu’on donnait aux Myrddraals à Tear, dans les contes pour enfants. Puis ils circulèrent entre leurs camarades blessés, aidant les moins touchés à se relever et tirant les autres à l’écart. Les morts, très nombreux, restèrent où ils étaient. Quant aux soins, ils se limitèrent à des pansements de fortune confectionnés avec des bandes de tissu arrachées à des chemises imbibées de sang.

Les Défenseurs, naguère si prompts à bomber le torse, n’en menaient plus large. Leur plastron cabossé, entaillé et maculé de sang, leur uniforme noir et or en lambeaux, ils étaient presque tous tête nue et s’appuyaient sur leur lance pour ne pas tomber. Le souffle court, les yeux hagards, ils affichaient l’étrange mélange de terreur pure et d’indifférence aveugle caractéristique des survivants d’une bataille. Les yeux rivés sur Rand, ils semblaient se demander s’il n’avait pas invoqué lui-même ces ignobles créatures tout droit sorties de la Flétrissure.

— Nettoyez les fers de vos lances, leur conseilla Rand. Le sang d’un Blafard finit par brûler comme de l’acide s’il est exposé à l’air trop longtemps.

La plupart des hommes obéirent, utilisant tout ce qui leur tombait sous la main, y compris les manches des vestes de leurs camarades morts.

Les échos de lointaines batailles – des cris étouffés et des cliquetis d’armes – montaient de tous les couloirs. Les Défenseurs avaient obéi deux fois à Rand. Seraient-ils partants pour une troisième ? Eh bien, il allait le découvrir.

— Suivez-moi, ordonna-t-il en se dirigeant vers un couloir.

Espérant que ça ne lui vaudrait pas de recevoir une lance entre les omoplates, il brandit son épée afin de rappeler à ces hommes qui il était. Dans sa situation, on devait prendre des risques.

— La Pierre résiste ! Tous pour la Pierre !

Un moment, Rand n’entendit que le bruit de ses propres pas. Puis d’autres semelles martelèrent le sol de marbre.

— Pour la Pierre ! cria un homme.

— Pour la Pierre et le seigneur Dragon ! lancèrent d’autres Défenseurs.

Accélérant le pas, Rand guida son armée en lambeaux – vingt-trois soldats, tout compte fait – dans les profondeurs de la forteresse.

Où était Lanfear et quel rôle avait-elle joué dans cette affaire ? Rand ne put pas s’appesantir sur ce sujet. Il y avait des morts partout dans les couloirs de la Pierre. Des Défenseurs, des domestiques, des Aiels, tous gisant dans une mare de leur propre sang. Rand remarqua aussi des nobles dames et des servantes frappées dans le dos alors qu’elles tentaient de fuir. En matière de meurtre, les Trollocs n’étaient pas sélectifs, car ils prenaient plaisir à tuer, tout bêtement. Les Myrddraals étaient pires, parce qu’ils cherchaient la gloire dans la douleur et le sang.

La Pierre de Tear était un champ de bataille. Dans les couloirs, des bandes de Trollocs semaient la mort. Parfois commandés par un Blafard et parfois de leur propre chef, ils taillaient en pièces les Aiels et les Défenseurs. Jamais rassasiés, ils traquaient les serviteurs désarmés pour les éventrer.

Rand lança son « armée » sur toutes les Créatures des Ténèbres qui se dressèrent sur son chemin. Comme à la parade, il trancha indifféremment des têtes et des membres. Face à un Blafard, seuls les Aiels ignoraient la peur. Les Aiels et lui. Fou de rage, il négligeait les Trollocs pour s’en prendre aux Myrddraals. Parfois, ceux-ci emportaient avec eux dans la mort une dizaine de monstres inférieurs, et parfois non.

Plusieurs guerriers de Rand tombèrent pour ne plus se relever, mais des Aiels vinrent renforcer l’héroïque détachement. Des hommes se séparèrent du groupe, entraînés dans des escarmouches sanglantes. D’autres tombèrent encore, et furent remplacés jusqu’à ce qu’il ne reste aucun des frères d’armes d’origine du seigneur Dragon. À certains moments, celui-ci se battit seul ou, en quête d’autres ennemis, se retrouva en train de courir dans un couloir où il n’y avait que lui et des morts.

Accompagné de deux Défenseurs, tandis qu’il remontait une colonnade surplombant une longue salle, il vit Moiraine et Lan cernés par des Trollocs. Alors que l’Aes Sedai se tenait bien droite, telle une légendaire reine des batailles, des silhouettes monstrueuses s’embrasaient autour d’elle. Mais d’autres monstres les remplaçaient, accourant par grappes de sept ou huit.

Lan fauchait sans relâche les Trollocs qui échappaient au feu de Moiraine. Le visage rouge de sang, le Champion dansait parmi les monstres comme s’il était en train de s’exercer devant une glace.

À croire qu’il avait des yeux dans le dos, il se retourna au moment où un Trolloc à gueule de loup s’apprêtait à frapper Moiraine avec sa lance. D’un seul coup d’épée, Lan ouvrit le genou du monstre, qui s’écroula mais eut encore la force de menacer son vainqueur avec sa lance. Un autre Trolloc en profita pour frapper le Champion aux jambes avec le plat de sa lame, le faisant trébucher.

Rand ne put pas intervenir, car cinq Trollocs choisirent cet instant pour fondre sur ses deux compagnons et lui. Une masse de muscles, de gueules grotesques, de défenses de sanglier et de cornes de bélier poussa les trois humains hors de la colonnade. À cinq contre trois, les Trollocs auraient normalement dû avoir la partie facile. Mais Rand appartenait au trio d’hommes, et son épée tranchait les cottes de mailles avec aussi peu de difficulté que les cous ou les poignets.

Un des Défenseurs succomba et l’autre se lança à la poursuite d’un Trolloc blessé – le seul survivant des cinq attaquants d’origine.

Rand se précipita dans la colonnade. Une odeur de chair brûlée montait de la longue salle au sol jonché de cadavres. Mais Moiraine et Lan n’étaient nulle part en vue.

Ainsi se déroulaient toutes les batailles pour la Pierre… ou pour la vie de Rand. Les affrontements éclataient, dérivaient loin de l’endroit où ils avaient commencé ou cessaient quand un des camps était vaincu.

Dans les couloirs, les hommes luttaient contre des Myrddraals, des Trollocs… et d’autres hommes. Car il y avait des Suppôts des Ténèbres parmi les assaillants. Des brutes mal habillées qui devaient être un mélange d’anciens soldats et de bagarreurs de taverne. Aussi terrorisés par les Trollocs que les Défenseurs, ils massacraient à tour de bras pour oublier leur angoisse. En deux occasions, Rand vit des Trollocs en découdre contre leurs semblables. Des monstres que leurs Myrddraals ne contrôlaient plus et qui laissaient libre cours à leur soif de sang. Si ça les poussait à s’entre-tuer, pourquoi venir les déranger ?

De nouveau seul et à la recherche d’adversaires, Rand tomba sur trois Trollocs, chacun deux fois plus large d’épaules et bien plus grand que lui. L’un d’eux, un bec d’aigle saillant sur son visage sinon tout à fait humain, était occupé à couper le bras d’une noble dame. Les autres le regardaient, se léchant les babines. Aucune viande ne déplaisait à ces monstres. Aucune.

Rand ne sut jamais qui fut le plus surpris, les Trollocs ou lui. Mais il se ressaisit le premier.

Bec d’Aigle fut le premier à périr, la cotte de mailles et le ventre ouverts. La figure d’escrime nommée le Lézard dans un Buisson d’Épineux aurait dû avoir raison des deux autres créatures. Mais l’agonisant recroquevillé sur le sol eut une ultime ruade et faucha les jambes de Rand. Parvenant à ne pas tomber, le jeune homme vacilla cependant, et il rata sa cible. Alors que le premier Trolloc s’écartait, le deuxième, emporté par son élan, percuta Rand, s’empala sur sa lame, le renversa et s’écroula sur lui, bloquant son bras droit. Le monstre encore debout leva sa hache et ce qui pouvait passer pour un sourire se dessina sur sa gueule de sanglier hérissée de défenses.