— Rand, je m’assurerai qu’on prenne soin de sa dépouille, dit Moiraine. Tu ne peux plus rien faire.
— Avec cette arme, rien ne m’est impossible ! lança Rand, ses doigts tremblant tellement qu’il avait du mal à ne pas lâcher Callandor. Rien du tout !
— Rand ! l’implora Moiraine.
Il n’écouterait pas. Le Pouvoir était en lui.
Callandor brilla plus fort et il devint le Pouvoir. Propulsant des flux dans le corps de l’enfant, il chercha, tenta de rétablir des connexions, travailla à l’aveuglette.
La petite se releva, les membres raides comme ceux d’un pantin.
— Rand, tu ne peux pas faire ça ! Non, pas ça !
Respire ! Allons, il faut que tu respires !
La poitrine de la fillette se souleva.
Ton cœur… Il doit battre !
Du sang déjà noir et visqueux jaillit du torse ouvert de l’enfant.
Vis ! Vis ! Que la Lumière te brûle ! Je n’ai pas fait exprès d’arriver trop tard.
Des yeux morts se posèrent sur Rand sans le voir.
— Moiraine, elle doit vivre ! Il faut la guérir ! Moi, je ne sais pas comment faire.
— On ne guérit pas de la mort, Rand. Tu n’es pas le Créateur.
Rand sonda le regard voilé de l’enfant, puis il rappela à contrecœur ses flux. Le cadavre s’écroula.
Le cadavre…
Levant les yeux au ciel, Rand hurla à la mort aussi fort qu’un Trolloc. Des entrelacs de flammes grésillèrent contre les murs et le plafond tandis qu’il laissait libre cours à sa rage.
Vidé de son énergie, il se coupa du saidin, le repoussant avec autant d’efforts que s’il s’agissait d’un rocher. C’était comme repousser la vie, en un sens. Et avec le Pouvoir, toutes ses forces coulaient hors de son corps. Seule la souillure demeura, écrasant linceul d’obscurité et d’ignominie. Pour ne pas tomber, il dut s’appuyer sur Callandor, provisoirement transformée en canne.
— Les autres…, croassa-t-il, la gorge douloureuse. Elayne, Perrin, tous… Suis-je intervenu trop tard pour eux ?
— Non, répondit Moiraine d’un ton apaisant. (Mais elle n’approchait toujours pas de Rand, et Lan semblait plus prêt que jamais à s’interposer entre eux.) Il ne faut pas…
— Sont-ils vivants ?
— Oui. Je te le jure.
S’efforçant de ne pas regarder le cadavre de la fillette, Rand acquiesça faiblement. Trois jours d’attente, pour qu’il puisse se réjouir de quelques baisers volés. S’il avait bougé plus tôt… Mais durant ces trois jours, il avait aussi appris des choses qui lui serviraient, s’il réussissait à les mettre dans le bon ordre. Et au moins, il n’avait pas agi trop tard pour sauver ses amis.
— Comment les Trollocs sont-ils entrés ? Je doute qu’ils aient escaladé les murs comme les Aiels, surtout avant la tombée de la nuit. Au fait, le soleil est-il encore levé ? (Rand secoua la tête comme s’il voulait en chasser des pensées parasites.) Aucune importance. Alors, ces Trollocs, comment sont-ils entrés ?
— Huit grandes barges à grain se sont amarrées aux quais de la Pierre en fin d’après-midi, répondit Lan. Apparemment, personne ne s’est demandé pourquoi elles venaient de l’aval du fleuve, ni pour quelle raison elles choisissaient les quais de la forteresse. Et encore moins pourquoi les marins ont laissé toutes les écoutilles fermées jusqu’à ce qu’il commence à faire sombre. Une caravane de chariots est également arrivée il y a environ deux heures. Trente véhicules censés convoyer les possessions de quelque nobliau de retour à la Pierre. Une fois les bâches retirées, il est apparu que les chariots, comme les barges, étaient chargés jusqu’à la gueule de Myrddraals et de Trollocs. S’il y a eu d’autres protocoles d’infiltration, je ne les connais pas…
Rand acquiesça de nouveau et cet effort lui coupa les jambes. Lan bondit et glissa une épaule sous le bras du jeune homme pour le soutenir.
Moiraine approcha et prit entre ses mains le visage de Rand.
Un frisson courut dans tout le corps du jeune homme. Pas la glace brûlante d’une vraie guérison, mais un frémissement qui chassa la fatigue sur toute sa trajectoire. Enfin, presque toute la fatigue. Il en resta un peu, comme s’il avait passé la journée à sarcler les mauvaises herbes dans un champ de tabac.
N’ayant plus besoin de soutien, il s’écarta de Lan, qui le regarda d’un air soupçonneux. Parce qu’il doutait que Rand puisse tenir debout seul ? Ou parce qu’il s’interrogeait sur sa santé mentale, se demandant s’il était redevenu inoffensif ?
— Je n’ai pas éliminé toute ta fatigue, c’est volontaire, annonça Moiraine. Ce soir, tu auras besoin de dormir.
Dormir. Alors qu’il y avait tant à faire ? Pourtant, Rand hocha encore la tête. Alors qu’il ne voulait surtout pas que Moiraine le surveille en permanence, il se surprit à lui faire une confidence :
— Lanfear était ici… Elle prétend n’être pour rien dans tout ça, et je la crois.
L’Aes Sedai ne parut pas surprise. En irait-il de même s’il mentionnait la proposition de la Rejetée ?
Au fond, il n’existait peut-être rien en ce monde qui fût susceptible de prendre cette femme au dépourvu.
— J’ai vu Lanfear, j’ai parlé avec elle, et nous n’avons pas tenté de nous entre-tuer. Ça ne vous surprend pas ?
— Tu ne serais pas capable de la tuer, de toute façon. Pour le moment… (Moiraine posa brièvement ses yeux noirs sur l’épée de cristal.) Pas sans aide… D’autre part, je doute qu’elle essaierait de t’abattre. Nous savons très peu de choses sur les Rejetés – et moins encore sur Lanfear, n’était qu’elle aimait Lews Therin Telamon. Dire que tu n’as rien à craindre d’elle serait exagéré, parce qu’elle a bien des moyens de te nuire, à part le meurtre, mais selon moi, tu n’as rien à redouter pour ta vie tant qu’elle espérera pouvoir ramener à elle son précieux Lews Therin.
Lanfear le voulait pour elle. La Fille de la Nuit, ce monstre que les mères, sans croire vraiment à son existence, utilisaient pour faire peur à leurs rejetons. Eh bien, cette « légende » lui glaçait les sangs, ça, c’était acquis.
Dans un autre ordre d’idées, Rand aurait volontiers éclaté de rire. Depuis toujours, il se sentait coupable dès qu’il posait seulement les yeux sur une autre femme qu’Egwene. Et voilà qu’elle ne voulait plus de lui ! En revanche, la Fille-Héritière d’Andor brûlait d’envie de l’embrasser – au minimum – et une Rejetée prétendait se mourir d’amour pour lui. Oui, dans d’autres circonstances, il y aurait eu de quoi rire. Mais pas là. Lanfear semblait jalouse d’Elayne. Comment l’avait-elle appelée, déjà ? « Mijaurée aux cheveux de paille ». De la folie, tout ça. De la folie furieuse !
— Demain…, souffla Rand en s’éloignant.
— Demain, quoi ? demanda Moiraine.
— Je vous dirai ce que j’ai décidé de faire.
En partie, en tout cas. S’il lui révélait tout, la tête que tirerait l’Aes Sedai risquait de le faire éclater de rire pour de bon. En supposant qu’il sache tout lui-même. Sans le savoir, Lanfear lui avait fourni une des toutes dernières pièces du puzzle. Et il venait de faire un nouveau pas en avant.
La main qui tenait Callandor serrée contre sa jambe trembla de nouveau. Avec cette arme, il pouvait tout faire.
Et je ne suis pas encore fou. Pas assez pour ça, en tout cas.
— Demain, oui. En attendant, je vous souhaite une bonne nuit à tous, si la Lumière y consent.
Demain, il déchaînerait la foudre – des éclairs bien différents de ceux qu’il avait utilisés ce soir. Un orage qui avait une chance de le sauver. Ou qui risquait de le tuer.