Non, il n’était pas encore fou.
11
Ce qui est caché
Non sans pousser un gros soupir, Egwene laissa sur sa table de nuit, près d’un livre ouvert, l’anneau de pierre veiné de bleu, de marron et de rouge. Un peu trop large pour un doigt humain, cet anneau avait une étrange particularité. Si on suivait sa circonférence du bout d’un index, on touchait la totalité de sa surface, comme s’il n’avait eu qu’une face. Bizarrement tordu et aplati, et même si ça paraissait impossible, le curieux bijou n’avait effectivement qu’un côté.
En chemise de nuit, comme toujours quand elle partait pour ce voyage-là, Egwene ne délaissait pas l’anneau parce qu’elle avait envie d’échouer, même si elle savait que sans lui la probabilité de l’échec était très élevée. Mais elle devait essayer sans l’aide de l’artefact. Sinon, alors qu’elle ambitionnait de nager, elle ne parviendrait jamais à faire plus que se mouiller les doigts de pied. Tant qu’à se lancer, pourquoi pas maintenant ? Eh bien, oui, maintenant !
Le gros livre relié de cuir était intitulé Voyage au Tarabon. Écrit trente-trois ans plus tôt – selon la date indiquée par l’auteur, un Kandorien nommé Eurian Romavni –, ce texte gardait tout son intérêt, car rien de très important ne pouvait avoir changé à Tanchico en si peu de temps. De toute façon, c’était le seul ouvrage sur le sujet qui contenait des plans et des illustrations utiles. Dans les autres livres sur le thème, on trouvait une lassante série de portraits de rois ou des scènes de batailles fantaisistes peintes par des gens qui n’y avaient pas assisté.
Alors qu’il faisait noir dehors, la lumière des lampes se révélait plus que suffisante. Une bougie à la cire d’abeille brûlait sur la table de nuit. Egwene se l’était procurée elle-même, parce que ce n’était pas le soir à demander un tel service à une domestique. Presque tous étaient en train de soigner les blessés, de pleurer leurs morts ou de panser leurs propres plaies. Devant la gravité de la situation, il n’avait pas été possible de guérir tout le monde – et très difficile de s’occuper de tous les malheureux qui risquaient de mourir s’ils ne recevaient pas de soins.
Elayne et Nynaeve attendaient près du lit à baldaquin, à côté des fauteuils à haut dossier où elles s’assiéraient, flanquant leur amie endormie. Tentant de dissimuler leur nervosité, elles y arrivaient avec plus ou moins de succès. Si la Fille-Héritière affichait un calme convaincant, elle gâchait tout en fronçant les sourcils et en se mordant la lèvre inférieure dès qu’elle croyait qu’Egwene ne regardait pas. Nynaeve, elle, resplendissait de confiance. Le genre d’assurance qui réconfortait ses patients, à Champ d’Emond, lorsqu’elle les bordait dans leur lit de malade. Mais dans son regard, Egwene lisait très clairement de la peur.
Aviendha était assise en tailleur près de la porte, sa tenue gris et ocre ressortant vivement sur le fond bleu marine du tapis. La guerrière portait son long couteau au côté – plus un carquois sur l’autre hanche et quatre courtes lances qu’elle avait posées sur ses genoux. Sa rondache et son arc en corne, rangé dans un étui de cuir muni d’une lanière, afin qu’elle puisse se l’accrocher dans le dos, étaient appuyés contre le mur, à portée de sa main. Avec ce qui venait de se passer, Egwene ne pouvait pas blâmer son amie d’être armée jusqu’aux dents. Elle aurait elle-même bien aimé avoir en permanence un éclair prêt à zébrer l’air en cas de danger.
Rand, qu’a-t-il fait, par la Lumière ? Bon sang ! il m’a presque autant effrayée que les Blafards ! Et peut-être même plus. Dire qu’il peut faire une chose pareille sans même que je voie les flux !
S’asseyant sur le lit, Egwene prit le livre de voyage sur ses genoux et étudia pensivement une carte de Tanchico. On n’y voyait pas grand-chose d’utile, à vrai dire. Entourant le port, une dizaine de fortins protégeaient la ville bâtie sur trois péninsules : Verana à l’est, Maseta au centre et Calpene du côté grand large. Rien de très passionnant. La carte signalait aussi plusieurs grand-places, des zones dégagées qui devaient être des parcs et une multitude de monuments dédiés à des rois depuis longtemps retournés à la poussière. Parfaitement inutile, ça. Enfin, on indiquait quelques palais et un certain nombre d’éléments des plus étranges. Par exemple, le Grand Cercle, sur Calpene. Sur la carte, c’était un simple rond. Mais maître Romavni décrivait une immense esplanade où des milliers de gens pouvaient se masser pour suivre des courses de chevaux ou assister aux feux d’artifice donnés par les Illuminateurs. On trouvait aussi un Cercle du Roi, sur Maseta, qui se révélait plus grand que le « grand », et un Cercle de la Panarch, sur Verana, à peine plus petit.
La salle capitulaire de la Guilde des Illuminateurs était également indiquée, ce qui faisait comme le reste une belle jambe à Egwene. Sans nul doute, le texte devait avoir aussi peu d’intérêt.
— Tu es certaine de vouloir essayer sans l’anneau ? demanda Nynaeve.
— Sûre, oui, répondit Egwene aussi calmement qu’elle le pouvait.
Son cœur battait la chamade au moins autant que lorsqu’elle avait vu le premier Trolloc, lors de l’attaque. Tenant une pauvre femme par les cheveux, le monstre lui avait tranché la gorge comme s’il s’était agi d’un lapin. La malheureuse s’était d’ailleurs débattue en hurlant comme un lapin.
Tuer le Trolloc n’avait rien changé, puisque ça ne devait pas ramener sa victime. Et Egwene redoutait d’entendre ces horribles cris dans sa tête jusqu’à la fin de ses jours…
— Si ça ne marche pas, dit-elle, je pourrai réessayer avec l’anneau. (Elle se pencha pour faire une marque sur la bougie avec l’ongle de son pouce.) Réveillez-moi quand la cire aura fondu jusque-là. Par la Lumière ! comme j’aimerais avoir une horloge !
Elayne eut un petit rire qui semblait venir droit du cœur, malgré sa tension.
— Une horloge dans une chambre à coucher ? Ma mère possède des dizaines d’horloges, mais je n’en ai jamais vu près d’un lit !
— Mon père a une horloge, marmonna Egwene, la seule du village, et je donnerais cher pour l’avoir avec moi. Vous pensez que la cire atteindra ma marque en une heure ? Je ne veux pas dormir plus longtemps. Il faudra me réveiller aussitôt que la flamme en sera là. C’est d’accord ?
— Oui, c’est juré, dit Elayne d’un ton apaisant.
— L’anneau de pierre…, murmura Aviendha. Puisque tu ne l’utiliseras pas, l’une d’entre nous pourrait s’en servir pour t’accompagner.
— Non, souffla Egwene. Merci d’y avoir pensé, cela dit.
J’aimerais que vous m’accompagniez toutes !
— Toi seule peux y avoir recours ? demanda l’Aielle.
— Non, répondit Nynaeve. Nous le pouvons toutes, y compris toi, Aviendha. Une femme n’a pas besoin de savoir canaliser le Pouvoir, il suffit qu’elle dorme, l’anneau en contact avec sa peau. Pour ce que nous en savons, c’est peut-être la même chose pour un homme. Mais nous ne connaissons pas Tel’aran’rhiod aussi bien qu’Egwene. Il y a des règles à respecter.
— Je vois…, fit Aviendha. Si elle ne maîtrise pas ces règles, une voyageuse peut commettre des erreurs qui risquent de lui coûter la vie et de mettre en danger de mort d’autres personnes.
— C’est ça, confirma Nynaeve. Le Monde des Rêves est un endroit dangereux. Ça, nous le savons toutes.
— Mais Egwene sera prudente, précisa Elayne. (À l’intention d’Aviendha, apparemment, même s’il n’était pas difficile de deviner à qui s’adressait le message.) Elle l’a promis. Elle jettera un coup d’œil, et rien de plus !
Egwene se concentra sur la carte. Prudente… Si elle n’avait pas gardé par-devers elle son anneau de pierre – oui, son anneau, même si le Hall de la Tour, en supposant qu’il sache qu’elle le détenait, n’aurait pas été d’accord –, ne laissant pas Elayne et Nynaeve l’utiliser plus d’une ou deux fois chacune, elle n’aurait pas été contrainte de partir seule. Mais si elle évitait de regarder ses compagnes, ce n’était pas à cause d’un quelconque repentir. La connaissant à la perfection, les deux femmes auraient lu dans son regard qu’elle mourait de peur.