Tel’aran’rhiod… Le Monde des Rêves. Pas les songes des gens ordinaires, même si ceux-ci s’aventuraient parfois très brièvement dans le Monde Invisible, faisant alors des rêves qui leur semblaient aussi réels que la vie. Tout simplement parce qu’ils l’étaient ! Dans Tel’aran’rhiod, tout ce qui arrivait était vrai, mais d’une étrange manière. Les événements qui s’y déroulaient n’affectaient pas la réalité. Par exemple, y ouvrir une porte n’empêchait pas qu’elle reste fermée dans le monde visible. Mais une femme pouvait y être tuée… ou calmée.
L’adjectif « étrange » ne suffisait pas à décrire un centième de cet univers où le monde entier – et peut-être d’autres dimensions – était ouvert, chaque endroit pouvant être atteint à volonté. Ou plutôt, le reflet de chaque endroit. Le tissage même de la Trame pouvait y être lu – passé, présent et avenir – à condition de savoir comment s’y prendre. Et d’être une Rêveuse, bien entendu. Et depuis Corianin, morte cinq siècles plus tôt, il n’y en avait plus eu à la Tour Blanche.
Quatre cent soixante-treize ans, exactement, pensa Egwene. Ou est-ce en fait quatre cent soixante-quatorze, désormais ? Quand Corianin est-elle morte ?
Si Egwene avait pu finir sa formation à la tour, elle aurait sans doute connu la date précise. Et tant d’autres choses en plus !
Dans sa bourse, sur un carré de parchemin, figurait la liste des ter’angreal, presque tous assez petits pour tenir dans une poche, que les sœurs noires avaient volés avant de quitter la tour. Les trois jeunes femmes en détenaient une copie. Treize de ces ter’angreal étaient accompagnés des mentions « usage inconnu » et « dernières étude réalisée par Corianin Nedeal ».
Si Corianin Sedai n’avait pour de bon pas découvert l’usage des artefacts, Egwene était sûre que tous permettaient d’avoir accès au Monde des Rêves. Moins facilement que l’anneau de pierre, probablement, et peut-être pas sans recourir au Pouvoir, mais ils remplissaient cette fonction.
Les trois amies avaient retrouvé deux de ces treize objets sur Joiya et Amico. Un disque de fer de trois pouces de diamètre marqué sur chaque face d’une spirale serrée et une plaque pas plus longue qu’une main – en ambre, semblait-il, mais assez dure pour rayer l’acier – ornée d’une gravure représentant une femme endormie. Amico avait été prolixe sur les artefacts, tout comme Joiya, après une petite séance en tête à tête avec Moiraine qui avait laissé la sœur renégate blanche comme un linge et presque aimable. Un simple flux d’Esprit dirigé sur l’un ou l’autre ter’angreal suffisait pour plonger dans le sommeil puis partir vers le Monde des Rêves.
Elayne avait utilisé très brièvement les deux artefacts. Ils fonctionnaient, même si elle avait seulement pu voir l’intérieur de la Pierre et du palais de Morgase, à Caemlyn.
Egwene s’était opposée à cette expérience – si courte fût-elle – et ce n’était pas par jalousie. Mais elle n’avait pas pu défendre très efficacement sa position, parce qu’elle redoutait que ses compagnes reconnaissent le sentiment qui faisait trembler sa voix.
Il restait donc onze ter’angreal en possession de l’Ajah Noir. Et c’était ça, la base du raisonnement d’Egwene – et la cause de sa terreur. Onze artefacts capables de conduire des sœurs noires dans le Monde des Rêves ! Lors de sa « petite excursion », Elayne aurait pu tomber dans un piège tendu par l’Ajah Noir ou être confrontée aux sœurs renégates par hasard. Dans les deux cas, ç’aurait été dramatique…
Egwene sentit son estomac se retourner. À l’instant même, les sœurs noires pouvaient guetter son arrivée. Enfin, pas vraiment, car elles n’avaient aucun moyen de savoir qu’elle venait, mais là encore, une rencontre fortuite n’était pas moins dangereuse. Face à une adversaire, Egwene pensait pouvoir s’en tirer, sauf si elle était attaquée par surprise, ce qu’elle n’avait pas l’intention de permettre. Mais si trois ou quatre sœurs noires lui fondaient dessus en même temps ? Liandrin et Rianna, par exemple. Avec Chesmal Emry et Jeane Caide ? Et pourquoi pas toutes les autres ?
Toujours penchée sur la carte, Egwene se força à desserrer les poings, car ses phalanges avaient blanchi. Depuis l’attaque, le maître mot en toutes choses était « urgence ». Si des Créatures des Ténèbres pouvaient entrer dans la forteresse – avec un des Rejetés parmi elles, pourquoi pas ? – il n’était plus possible de se laisser miner par la peur. Et les trois jeunes femmes devaient savoir que faire. Pour cela, il leur fallait quelque chose de plus concret que la vague histoire d’Amico. Quelque chose, oui…
Egwene aurait donné cher pour savoir où Mazrim Taim en était de son voyage – dans une cage ! – vers Tar Valon. À défaut, si elle avait pu s’introduire dans les rêves de la Chaire d’Amyrlin et lui parler… Une Rêveuse en était peut-être capable, qui pouvait le dire ? Mais comment ? Hélas, elle l’ignorait. Il lui restait donc Tanchico, et elle allait s’en occuper.
— Je dois y aller seule, Aviendha, dit-elle.
D’un ton calme et décidé, du moins, elle l’espérait. Mais Elayne vint lui tapoter gentiment l’épaule.
Egwene continua à étudier la carte sans vraiment savoir pourquoi. Elle l’avait déjà gravée dans sa tête, intériorisant à la perfection la configuration de Tanchico. Tout ce qui existait dans l’univers réel se retrouvait dans le Monde des Rêves, où on trouvait parfois des éléments supplémentaires, bien sûr. La destination d’Egwene était depuis beau temps choisie. Feuilletant le livre, elle retrouva l’unique gravure montrant l’intérieur d’un des bâtiments indiqués sur la carte. Le palais de la Panarch…
Se retrouver dans une pièce sans savoir où elle était située dans la cité n’aurait servi à rien. Cela dit, toute cette aventure risquait de ne servir à rien. Mais c’était le genre d’idée qu’il lui fallait chasser de sa tête. Elle devait croire au succès de sa mission.
La gravure représentait une grande salle au très haut plafond. Une corde tendue sur des poteaux, à hauteur de la taille d’un homme, interdisait à quiconque d’approcher des objets exposés le long des murs sur des tables et dans des vitrines. La plupart des objets exposés n’étaient pas dessinés dans le détail, à part celui qui se dressait au fond de la salle. Le peintre s’était donné le mal de représenter l’énorme squelette qui semblait s’être pétrifié sur place comme si tout le reste de son corps venait juste de disparaître.
La créature était dotée de quatre pattes, énormes si on se fiait à la taille des os. À part ça, elle ne ressemblait à aucun animal qu’Egwene avait jamais vu. À vrai dire, elle n’avait jamais aperçu de bête qui fasse deux fois sa taille, même s’il en existait. Le crâne rond, qui reposait presque directement sur les épaules comme celui d’un taureau, semblait assez grand pour qu’un enfant se cache dedans. Et sur la gravure, le monstre semblait avoir quatre orbites.
Un tel « objet » distinguait la salle de toutes les autres. Quoi qu’il fût, il était impossible de confondre avec autre chose l’incroyable animal. Eurian Romavni connaissait-il le nom de cette créature ? Si oui, il n’avait pas cru utile de le mentionner.