Sur une intuition, Egwene décida de revenir sur ses pas et de rejeter un coup d’œil dans ce qui était, de l’autre côté du rêve, des intérieurs de bonnes maîtresses de maison. Presque rien n’avait changé, constata-t-elle. Presque… Le saladier à rayures rouges qui trônaient sur la table était à présent un vase bleu cylindrique, un des bancs placés près de la cheminée se trouvait à présent près de la porte et le harnais cassé qui y reposait, avec les outils requis pour sa réparation, était remplacé par un nécessaire à couture et une robe d’enfant brodée.
Pourquoi ces changements ? se demanda Egwene. Mais au fond, pourquoi n’y en aurait-il pas ? Par la Lumière ! je ne sais rien du tout !
De l’autre côté de la rue qu’elle remontait, Egwene avisa une écurie dont la façade, à travers le plâtre craquelé, se révélait être en brique. La jeune femme traversa, ouvrit un des battants de la grande porte et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Comme dans toutes les écuries, le sol était couvert de paille, mais pas une stalle n’était occupée. Pourquoi cette absence de chevaux ? Entendant bruire la paille, dans les stalles, Egwene révisa son jugement. Il y avait bien des occupants : des rats, par dizaines, qui la regardaient sans vergogne, leur museau humant l’air pour capter son odeur. Aucun rongeur ne s’enfuit ni ne tenta de se cacher. À croire que c’était Egwene l’intruse !
Mal à l’aise, la jeune femme recula.
Des pigeons, des mouettes, des chiens, des mouches et des rats… Une Matriarche saurait peut-être pourquoi.
Bien entendu, à cause de cette pensée malvenue, Egwene se retrouva propulsée dans le désert des Aiels.
Elle cria de terreur et bascula en arrière, atterrissant sur le dos, lorsque le sanglier hérissé de soies et de la taille d’un poney la chargea comme un taureau fou furieux – mais se contenta de sauter par-dessus elle et de continuer son chemin.
En fait, ce n’était pas un sanglier, constata Egwene. La gueule était bien trop pointue et remplie de dents bien trop acérées. De plus, l’animal n’avait pas des sabots fendus mais des pattes à quatre doigts.
L’esprit très calme mais le cœur battant la chamade, la jeune femme regarda l’animal s’éloigner en zigzaguant entre les rochers. S’il l’avait piétinée, il aurait pu lui briser les os. Et s’il s’en était pris à elle, ses dents auraient fait autant de dégâts que les crocs d’un loup. Des blessures qu’Egwene aurait retrouvées à son réveil, si elle s’était réveillée…
Le sol rocheux sur lequel elle gisait était brûlant comme le dessus d’un poêle. Se relevant tant bien que mal, la jeune femme se couvrit intérieurement d’injures. Si elle ne pouvait pas se concentrer sur sa mission, elle n’arriverait à rien ! Tanchico, voilà l’endroit qu’elle était censée explorer ! Elle devait se focaliser là-dessus et oublier tout le reste.
Quand elle vit l’Aielle qui rivait sur elle ses yeux bleus, à dix pas de là, Egwene cessa d’épousseter ses vêtements. De l’âge d’Aviendha, donc pas plus vieille qu’elle, la femme portait un shoufa d’où s’échappaient des mèches de cheveux si claires qu’elles en paraissaient carrément blanches.
Quoi qu’il en soit, la guerrière semblait sur le point de propulser sa lance, et à cette distance, il n’y avait aucune chance qu’elle manque sa cible.
Jaloux de leur désert, les Aiels avaient la réputation de ne pas être tendres avec les intrus. Avec un simple tissage d’Air, Egwene pouvait aisément neutraliser la guerrière et son arme. Mais les flux se maintiendraient-ils assez longtemps au moment où elle commencerait à se dématérialiser ? Si la guerrière, furieuse d’avoir été entravée, lançait son arme dès qu’elle recouvrerait sa liberté de mouvement, ne risquait-elle pas de faire mouche ? Revenir à Tanchico avec une lance dans le corps n’était sûrement pas dans les plans d’Egwene. Mais si elle verrouillait les flux – en les nouant, en quelque sorte – la guerrière serait piégée dans le Monde des Rêves jusqu’à ce qu’ils se dissipent. Si le lion ou le faux sanglier s’en prenaient à elle…
Egwene avait en fait simplement besoin que la femme baisse sa lance – juste pour lui laisser le temps de fermer les yeux et de se transporter à Tanchico, où elle avait du pain sur la planche. Car enfin, il y en avait assez de ces déplacements fantaisistes !
Une dormeuse égarée dans Tel’aran’rhiod pouvait-elle vraiment blesser une Rêveuse ? Ou n’avait-elle pas le même potentiel nuisible que le lion ou le sanglier, par exemple ? Egwene n’aurait su le dire, et elle n’avait aucune intention de le découvrir en défiant une pointe de lance aielle. En toute logique, la guerrière allait disparaître dans quelques secondes. Il suffisait de trouver un moyen de la déstabiliser jusque-là.
En changeant de vêtements, par exemple ? Aussitôt que l’idée lui eut traversé l’esprit, Egwene se retrouva vêtue de la même tenue gris et ocre que la Promise.
— Je ne te veux aucun mal, dit-elle à la guerrière.
La femme ne baissa pas sa lance.
— Tu n’as pas le droit de porter le cadin’sor, petite, lâcha-t-elle.
Aussitôt, Egwene se retrouva nue comme dans son bain sous le soleil brûlant, le sol menaçant de lui faire cuire la plante des pieds.
Sautant d’une jambe sur l’autre, elle en resta bouche bée un moment. Modifier des éléments sur quelqu’un d’autre ? Elle n’aurait pas cru ça possible, vraiment… Il restait tant de « règles » et de virtualités dont elle ignorait tout.
Dès qu’elle se fut ressaisie, Egwene se vêtit de nouveau de la tenue de Faile et, dans le même temps, fit disparaître les habits de la guerrière. Pour cela, elle dut puiser dans le saidar, sans doute parce que l’autre femme se concentrait pour la garder nue comme un ver.
À tout hasard, elle garda un flux prêt à immobiliser la lance, si l’Aielle décidait de la propulser.
La confusion changeant de camp, la guerrière baissa son bras armé. Egwene en profita pour fermer les yeux et s’en retourner sans délai à Tanchico, devant le squelette du sanglier géant. Enfin, de la créature qui y ressemblait. Cette fois, fatiguée des animaux qui paraissaient être des sangliers mais n’en étaient pas, elle n’accorda pas un regard au monstre.
Comment a-t-elle fait ça ? Non, plus de pensées parasites ! C’est à cause de ça que je me détourne sans cesse de mon chemin. Ce coup-ci, pas question de dériver !
Egwene hésita pourtant. Au moment où elle fermait les yeux, il lui avait semblé voir une autre femme, derrière l’Aielle, qui les regardait toutes les deux. Une femme aux cheveux blonds qui tenait un arc d’argent.
Tu te laisses emporter par ton imagination, ma fille ! Voilà ce qui arrive quand on a trop écouté les histoires de Thom Merrilin.
Birgitte était morte depuis longtemps et seul le Cor de Valère pouvait la ramener à la vie. Aucune morte, fût-elle une héroïne de légende, ne pouvait se projeter en rêve dans Tel’aran’rhiod.
Egwene ne s’appesantit pas sur le sujet. Oubliant les spéculations futiles, elle retourna le plus vite possible sur la place. Combien de temps lui restait-il ? Une cité entière à fouiller, un compte à rebours entamé et aucun résultat jusqu’à présent. Si au moins elle avait eu une idée de ce qu’elle cherchait. Et de l’endroit par où elle devait commencer. Par bonheur, dans le Monde des Rêves, courir ne semblait pas la fatiguer. Cela dit, elle n’avait aucune chance de tout explorer avant que ses amies la réveillent. Et si possible, elle aurait aimé ne pas avoir à revenir.
Une femme apparut soudain parmi les pigeons rassemblés sur la place. Sa robe vert pâle, très fine et moulante était du genre que Berelain appréciait. Les cheveux coiffés en une multitude de petites nattes, elle portait sur le visage un voile transparent semblable à celui de l’homme qui tombait du ciel.