— Un cadeau du plus grand crétin de ce monde ! lança le jeune homme en jetant la pièce d’or sur le plateau. Dépense-la sagement, mon ami. Pour du vin et des femmes !
— Mer-merci, mon sei-seigneur, bégaya le domestique.
Mat le planta là joyeusement.
Le plus grand crétin du monde ! Exactement ce que je suis !
14
Les coutumes de Mayene
Alors que la porte se refermait sur son ami, Perrin secoua pensivement la tête. Mat aurait préféré se flanquer un coup de marteau sur la tête plutôt que de retourner à Deux-Rivières. Et il camperait sur cette position tant qu’il ne serait pas contraint d’en changer. Perrin lui-même aurait bien aimé trouver un prétexte pour éviter de retourner chez lui. Mais il n’y avait pas moyen. C’était un fait aussi solide et impitoyable que le fer. La différence entre Mat et lui ? L’aptitude à accepter son destin, même si celui-ci ne lui disait rien qui vaille.
Perrin retira sa chemise et ne put étouffer un grognement de douleur. Même s’il prenait des précautions, le bleu qui lui prenait toute l’épaule gauche – un hématome qui, malgré son nom, avait déjà viré au jaunâtre – lui faisait un mal de chien. Un Trolloc avait réussi à tromper sa garde, et sans l’intervention de Faile, toujours aussi précise avec un couteau, les dégâts auraient été bien pires. La blessure rendait les ablutions pénibles, mais au moins, à Tear, on ne souffrait jamais parce que l’eau était trop chaude.
Ses bagages terminés – seul son change du lendemain n’était pas dans les sacoches –, Perrin était fin prêt. Dès le lever du soleil, il irait voir Loial. À quoi bon ennuyer l’Ogier le soir même ? Il devait être déjà couché, et l’apprenti forgeron ne tarderait pas à l’imiter. Un seul problème restait sans solution pour l’instant. Faile… Car tout valait mieux pour elle que l’accompagner, y compris demeurer à Tear.
La porte s’ouvrit brusquement, surprenant le jeune homme. Un parfum de rosier grimpant par une chaude nuit d’été monta aux narines de Perrin. Une fragrance séduisante et légère – sauf pour lui – mais sans rapport avec celle de Faile.
De là à s’attendre à voir Berelain entrer dans sa chambre !
Tenant toujours la porte, elle cilla et Perrin comprit que la lumière, pour elle, était largement insuffisante.
— Tu vas quelque part ? demanda-t-elle d’un ton hésitant.
Avec la lumière du couloir dans le dos, la jeune femme offrait un spectacle dont il n’était pas facile de détourner les yeux.
— Oui, ma dame.
Perrin se fendit d’une révérence maladroite mais pleine de bonne volonté. Même s’il devait affronter l’ire de Faile, il ne voyait aucune raison de se montrer impoli.
— Dès demain matin, je partirai.
— Moi aussi…
Berelain ferma la porte et croisa les bras sous sa jolie poitrine. Perrin détourna la tête, la regardant de biais afin qu’elle ne pense pas qu’il se rinçait l’œil. Mais elle ne parut pas remarquer sa réaction et continua :
— Après ce qui est arrivé ce soir… Demain, je partirai en carrosse pour Godan, d’où je prendrai un bateau pour Mayene. J’aurais dû partir il y a des jours, mais je pensais pouvoir… eh bien, faire avancer les choses. Hélas, c’était une erreur dont j’aurais pu m’apercevoir plus tôt. Les derniers événements m’ont convaincue. La façon dont Rand… Tous ces éclairs dans les couloirs… Oui, je partirai demain !
— Ma dame, s’étonna Perrin, pourquoi viens-tu me l’annoncer ?
Berelain secoua la tête d’une façon qui rappela au jeune homme une jument qu’il lui était arrivé de ferrer, à Champ d’Emond. Une bête dont il fallait se méfier, parce qu’elle était toujours susceptible de mordre.
— Pour que tu puisses en informer le seigneur Dragon, bien entendu.
Une explication qui n’éclairait pas vraiment la lanterne de Perrin.
— Tu pourrais le lui dire toi-même, non ? Je n’ai pas le temps de jouer les messagers.
— Je… Je doute qu’il ait envie de me voir.
N’importe quel homme aurait eu envie de voir Berelain, parce qu’elle était plus qu’agréable à regarder. Et elle le savait très bien.
Son hésitation, au début de sa phrase, laissait penser qu’elle avait voulu dire autre chose. Était-elle effrayée par ce qui s’était produit dans la chambre de Rand ? Ou par l’attaque qui avait suivi et par la façon dont le Dragon Réincarné y avait mis un terme ? Tout ça était possible ; pourtant, la Première Dame de Mayene ne semblait pas du genre à prendre peur pour un rien.
— Confie ton message à une domestique, ma dame. Il m’étonnerait beaucoup que je revoie Rand avant mon départ. Une servante sera parfaite pour lui apporter ta missive.
— La nouvelle passerait mieux si un ami du seigneur…
— Une domestique, te dis-je ! Ou une Aielle.
— Tu n’accéderas pas à ma demande ?
— Non. Combien de fois me faudra-t-il le dire ?
Berelain secoua de nouveau la tête, mais d’une manière différente, même si Perrin n’aurait pas su dire en quoi. Le dévisageant, elle murmura :
— Des yeux si extraordinaires…
— Quoi ?
Soudain, Perrin s’avisa qu’il était torse nu. Et Berelain le regardait avec l’intérêt d’un maquignon qui s’apprête à acheter un cheval. Encore un peu, et elle lui tâterait le jarret avant d’inspecter ses dents. S’emparant de la chemise prévue pour le lendemain matin, Perrin l’enfila à la hâte.
— Une domestique… C’est mon dernier mot. Bon, il faut que je me couche, parce que j’ai l’intention de me lever tôt.
— Tu pars pour où ?
— Chez moi… Deux-Rivières… Si tu t’en vas aussi demain, ma dame, je suppose que tu as besoin de repos. Moi, je suis épuisé.
Berelain ne fit pas mine de se retirer.
— Tu es forgeron, je crois ? J’ai besoin d’un très bon artisan, à Mayene. Pour du fer forgé décoratif. Que dirais-tu d’un bref séjour, avant de repartir pour Deux-Rivières ? Tu ne t’ennuierais pas, sais-tu ?
— Je rentre chez moi, et toi, ma dame, tu vas retourner dans ta chambre !
Berelain haussa les épaules, forçant Perrin à regarder ailleurs de toute urgence.
— Une autre fois, alors… Au bout du compte, j’obtiens toujours ce que je veux. Et là, j’aimerais… (La jeune femme étudia Perrin de la tête aux pieds.) Du fer forgé décoratif… Pour les fenêtres de ma chambre.
Devant le sourire innocent de la belle, Perrin eut l’étrange sentiment qu’un danger imminent le menaçait.
La porte s’ouvrit soudain pour laisser entrer Faile.
— Perrin, je suis allée te chercher en ville, et j’ai entendu une rumeur…
Faile se tut, les yeux rivés sur Berelain.
La Première Dame l’ignora. Approchant du jeune homme, elle lui caressa le bras puis l’épaule. Un instant, il crut qu’elle allait le forcer à baisser la tête pour l’embrasser – d’ailleurs, elle leva la sienne comme si c’était bien son intention –, mais elle se contenta de lui flatter la nuque (le maquignon, toujours !) et s’écarta.
Tout avait été beaucoup trop vite pour que Perrin ait pu faire quelque chose.
— Souviens-toi, dit Berelain comme s’ils étaient seuls, je finis toujours par obtenir ce que je veux.
Sur ces mots, elle passa devant Faile sans lui accorder un regard et sortit dignement.
Perrin aurait parié sa chemise que Faile allait exploser. Mais elle se contenta de baisser les yeux sur les sacoches de selle.
— Je vois que tu as entendu ces rumeurs… Ce n’est peut-être que du vent.
— Pas avec la mention des yeux jaunes…
Faile aurait dû crépiter comme un fagot de brindilles sèches jeté dans des flammes. Pourquoi ce calme inébranlable ?