— D’accord… Donc, ton problème, c’est Moiraine. Tu crois qu’elle va tenter de te retenir.
— Non, si elle n’est pas au courant… Et si elle essaie, ça ne marchera pas. J’ai une famille et des amis, et pas question de les abandonner entre les griffes des Capes Blanches. Mais j’espère bien que Moiraine ne saura rien avant que je sois très loin d’ici.
Même les yeux de Faile étaient sereins comme deux étangs sombres dans une forêt. Le jeune homme en eut la chair de poule.
— Perrin, il a fallu des semaines pour que ces rumeurs atteignent Tear, et tu ne seras pas à Deux-Rivières avant au moins un mois. D’ici là, les Fils de la Lumière seront peut-être partis. Cela dit, je te harcèle pour que tu files d’ici, donc je ne vais pas me plaindre. Mais tu dois savoir à quoi t’attendre.
— Si je passe par les Chemins, le voyage durera deux ou trois jours.
Deux, probablement. Il n’y avait pas moyen d’aller plus vite.
— Tu es aussi fou que Rand al’Thor, lâcha Faile, incrédule.
Se laissant tomber sur le lit, elle s’assit en tailleur et prit le ton d’une mère qui sermonne son fils :
— Entre dans les Chemins et tu en sortiras fou à lier. Si par hasard tu en sors. Les Chemins sont souillés, Perrin. L’obscurité y règne depuis trois ou quatre cents ans. Pour le savoir exactement, demande à Loial. Les Ogiers ont bâti les Chemins – ou ils les ont fait pousser, je ne sais pas trop… Et ils ne les utilisent plus. Et même si tu parviens à t’en tirer vivant, qui peut savoir où tu déboucheras ?
— J’ai déjà emprunté les Chemins… (Et failli mourir de peur, dans et enfer !) Loial est capable de me guider, parce qu’il sait déchiffrer les Plaques d’Orientation. C’est déjà grâce à lui que nous en sommes sortis vivants. Dès qu’il saura combien c’est important pour moi, il ne me refusera pas son aide.
Inquiet que sa mère finisse par apprendre où il était, l’Ogier était lui aussi pressé de quitter Tear. Donc, sa participation était acquise.
Faile se frotta nerveusement les mains.
— Eh bien, je rêve d’aventure, et c’en est une, on ne peut pas le nier. Quitter la Pierre de Tear et le Dragon Réincarné pour traverser les Chemins et combattre les Capes Blanches… Je me demande si nous pouvons convaincre Thom Merrilin de nous accompagner. Faute d’un barde, un trouvère fera l’affaire. Il composera la musique du récit, et nous nous chargerons du texte. Pas de Dragon ni d’Aes Sedai pour s’approprier les beaux rôles. Quand partons-nous ? Demain matin ?
Perrin prit une grande inspiration.
— Faile, j’irai seul avec Loial.
— Il nous faudra un cheval de bât, dit la jeune femme comme si elle n’avait rien entendu. Deux, même. Et des lanternes, avec cette obscurité. Des réserves d’huile, aussi. Tes gens de Deux-Rivières sont des fermiers, non ? Tu crois qu’ils combattront les Capes Blanches ?
— Faile, j’ai dit que…
— J’ai entendu ! s’écria la jeune femme. (Avec ses yeux inclinés et ses pommettes hautes, la pénombre lui donnait un air inquiétant.) J’ai entendu, et c’est absurde ! Alors, tu crois que ces fermiers se battront ? Ou tu ne peux pas encore me répondre ? Qui se chargera de leur formation militaire ? Toi ?
— Je ferai ce qui s’imposera, répondit patiemment Perrin. Sans toi.
Faile se leva si vite qu’il craignit qu’elle lui saute à la gorge.
— Tu crois que Berelain viendra avec toi ? Qu’elle couvrira tes arrières ? Ou tu préfères la faire sauter sur tes genoux, couinant comme une souris ? Fourre ta chemise dans ton pantalon, espèce de gros bœuf !
La détresse de sa compagne serra le cœur de Perrin, mais il se força à continuer :
— Quand j’en aurai fini, à Deux-Rivières, j’irai peut-être à Mayene. Elle m’a invité, figure-toi.
Faile regarda Perrin, le visage de pierre. Puis elle se détourna et sortit sans un mot, mais en claquant la porte derrière elle.
D’instinct, Perrin voulut la suivre. Bien entendu, il se retint. Voyant les entailles faites par sa hache dans la porte, il réussit à dire à voix haute ce qu’il ne pouvait pas confier à Faile.
— J’ai tué des Capes Blanches… C’est eux qui auraient eu ma peau, sinon, mais on m’accuse quand même de meurtre. Faile, je rentre chez moi pour mourir. C’est la seule solution pour sauver les miens. Laisser les Fils me pendre. Et je ne veux pas que tu assistes à ça. Tu pourrais vouloir me sauver, et ces hommes…
Perrin appuya le front contre la porte. Après ce qu’il venait de faire, Faile ne serait pas triste de ne plus le voir. Elle partirait chercher l’aventure loin des Capes Blanches, des ta’veren et des miasmes maléfiques. C’était tout ce qui comptait.
Si seulement il n’avait pas eu envie de hurler de chagrin.
Sans se soucier de qui elle croisait, ni de qui devait s’écarter pour la laisser passer, Faile courait dans les couloirs. Perrin et Berelain. Perrin et Berelain.
Il veut une gourgandine qui se montre à moitié nue, c’est ça ? Il ne sait pas ce qui l’attend, ce grand bœuf échevelé ! Ce pitre plus têtu qu’un caillou ! Ce forgeron ! Et cette garce insidieuse ! Espèce de chèvre exhibitionniste !
Faile erra au hasard jusqu’à ce qu’elle aperçoive Berelain devant elle, se pavanant dans sa fichue robe qui ne laissait rien à l’imagination, en balançant des hanches comme si c’était sa façon de marcher naturelle et pas une technique pour affoler ces crétins de mâles.
Sans réfléchir à ce qu’elle faisait, Faile dépassa la Première Dame et se retourna pour lui barrer le chemin.
— Perrin Aybara est à moi ! rugit-elle. Bas les pattes, c’est compris ? Plus de minauderies ni de sourires !
Faile s’empourpra jusqu’aux oreilles quand elle prit conscience de ce qu’elle venait de dire. Elle s’était promis depuis toujours de ne jamais se battre ainsi pour un homme, telle une paysanne qui se roule dans la poussière avec sa rivale.
Berelain fronça un sourcil.
— À toi, dis-tu ? Pourtant, je n’ai pas vu de collier à son cou. Les domestiques – à moins que tu sois une fille de fermier – ont décidément des idées bizarres.
— Domestique ? Moi ? Je suis…
Faile se mordit la lèvre inférieure pour ne pas continuer. La Première Chipie de Mayene ? Sans blague ? Au Saldaea, certains domaines privés étaient plus grands que Mayene. Cette moins-que-rien n’aurait pas tenu une semaine dans les cours du Saldaea. Savait-elle réciter un poème tout en chassant au faucon ? Savait-elle chevaucher toute une journée dans une chasse à courre, puis jouer du butor la nuit tout en conversant des meilleures tactiques visant à repousser les raids de Trollocs ? Elle croyait tout savoir des hommes ? Mais connaissait-elle le langage de l’éventail ? Pouvait-elle dire à un homme de venir, de s’en aller ou de rester – et cent autres choses – par la seule grâce d’un mouvement du poignet et par la façon de déployer un éventail de dentelle ?
Que la Lumière m’éclaire ! qu’est-ce que je raconte ? J’ai juré de ne plus tenir un éventail de ma vie.
Mais il y avait d’autres coutumes au Saldaea. Baissant les yeux, Faile fut surprise de voir qu’elle avait dégainé un couteau, alors qu’on lui avait appris à tirer une lame au clair uniquement quand elle envisageait de s’en servir.
— Chez moi, les paysannes ont une façon bien à elles de punir les voleuses d’homme. Si tu ne jures pas d’oublier Perrin Aybara, je vais te tondre comme un œuf ! Du coup, tu deviendras la coqueluche des types qui s’occupent des poulets !
Sans savoir exactement comment Berelain s’y était prise pour lui saisir le poignet, Faile sentit que ses pieds décollaient du sol. Quand elle s’écrasa sur le dos, au terme d’un beau vol plané, l’impact lui coupa le souffle.
Souriante, Berelain se tapota la paume avec la lame du couteau qu’elle venait de subtiliser à Faile.