Derrière une fenêtre, il vit trois grands minarets couleur argent qui s’inclinaient les uns vers les autres de façon que leurs pointes soient toutes dirigées dans la même direction. Trois pas plus loin, l’étrange trio n’apparaissait plus derrière la fenêtre suivante. Mais quelques minutes plus tard, après que son guide et lui eurent décrit assez de tours et de contours pour qu’il soit presque impossible que Mat regarde dans la même direction, les minarets réapparurent.
Le jeune homme tenta de se convaincre que ce n’étaient pas les mêmes. Mais au premier plan se dressait un des arbres en éventail dont pendait une branche cassée – le frère jumeau de celui que Mat avait vu devant les « premiers » minarets.
Après avoir eu droit à la même vision une troisième fois, quelque dix pas plus loin seulement, mais à travers le mur opposé du couloir, le jeune homme décida de ne plus s’intéresser à ce qu’il y avait dehors.
Du coup, le trajet lui parut encore plus long.
— Quand… ? Est-ce que… ?
Une fois encore, Mat serra les dents pour ne pas parler. Trois questions ! Voilà qui n’allait pas bien loin… Et sans en poser, il était difficile d’apprendre quoi que ce soit.
— J’espère que tu me conduis aux gens qui pourront me répondre. Que la Lumière brûle mes os ! je l’espère ! Pour mon salut comme pour le tien, que la Lumière m’en soit témoin !
— Nous y voilà, dit soudain le type enveloppé de tissu jaune.
Il désigna une porte ronde deux fois plus large que toutes celles que Mat avait vues. Les yeux rivés sur le jeune homme, l’étrange guide avait la bouche ouverte et il respirait lentement.
Quand Mat l’interrogea du regard, l’inconnu se contenta de hausser presque imperceptiblement les épaules.
— Ici, tu trouveras les réponses que tu cherches. Entre et pose tes questions.
Mat prit lui aussi une profonde inspiration… puis il fit la grimace et se frotta le nez. Cette odeur était vraiment ignoble !
Avançant vers la porte, le jeune homme tourna la tête pour voir ce que faisait son guide. Le type enveloppé de jaune s’était volatilisé !
Et alors ? Qu’est-ce qui pourrait encore me surprendre, ici ? Mais pas question de rebrousser chemin maintenant !
Et pour le retour ? Réussirait-il à trouver le ter’angreal sans son poisson pilote ? Pragmatique, le jeune homme décida de garder cette interrogation pour la suite.
Il franchit la porte et entra dans une autre salle ronde. Sous la voûte, les carreaux du sol dessinaient des spirales rouges et blanches, et il n’y avait pas de colonnes. Ni de mobilier, à l’exception de trois épais piédestaux tors disposés autour du cœur de la grande spirale du sol.
Mat ne vit pas de moyen d’accéder au sommet de ces piédestaux, sinon en escaladant leur pied. Pourtant, sur chacun trônait un mâle très semblable à son guide – mais entortillé dans du tissu rouge – et dignement assis en tailleur. Trois mâles, vraiment ? Non, probablement pas. Deux de ces longs visages aux yeux étranges avaient indiscutablement quelque chose de féminin. Les trois inconnus le dévisageaient en respirant lourdement, presque comme s’ils manquaient d’air.
Mat se demanda si sa présence les rendait nerveux.
Je ne parierais pas un sou troué sur cette possibilité ! En revanche, ils me flanquent la trouille…
— Ça fait longtemps, dit la femme placée sur la droite du seul mâle.
— Très longtemps, renchérit l’autre femelle.
— Pourtant, ils reviennent toujours, souffla l’homme.
Tous avaient le même filet de voix que le guide – la même voix, en fait – et la même intonation gutturale.
— Avance et pose tes questions, dirent-ils ensemble avec une telle coordination qu’il aurait pu y avoir un seul locuteur. Agis comme le stipule l’antique pacte.
La trouille de Mat faillit se transformer en panique. Il se força quand même à avancer, puis avec une extrême prudence – rien dans son discours ne devait ressembler à une question – il exposa sa situation.
Des Capes Blanches qui traquaient des amis à lui, et qui le cherchaient sûrement aussi, occupaient probablement son village natal. Un de ses deux meilleurs amis était parti affronter les envahisseurs et l’autre non. Quant à lui… Eh bien, sa famille n’était en principe pas en danger, mais qui pouvait savoir, avec ces maudits Fils de la Lumière ? Pour ne rien arranger, on le manipulait pour limiter sa liberté de mouvement.
Mat jugea inutile de mentionner des noms ou de préciser qu’un de ses amis était le Dragon Réincarné. Ayant décrit le contexte de son drame, il posa la première de ses trois questions – toutes soigneusement préparées avant d’entrer dans la salle du Grand Trésor, bien entendu.
— Dois-je rentrer chez moi pour aider les miens ?
Trois paires d’yeux – ou plutôt de fentes – se détournèrent de lui à contrecœur et fixèrent la voûte au-dessus de sa tête.
— Tu dois aller à Rhuidean, répondit finalement la femme de gauche.
Dès qu’elle eut parlé, les six fentes se braquèrent de nouveau sur Mat. Les trois inconnus se penchèrent en avant, la respiration de nouveau profonde, mais à cet instant, une cloche sonna, produisant une longue note grave qui se répercuta dans toute la pièce.
Les trois inconnus se redressèrent, se regardèrent un moment puis fixèrent de nouveau la voûte, au-dessus du crâne de Mat.
— Il est un autre, souffla la femme de gauche. La tension… La tension…
— Le goût, dit l’homme. Ça fait si longtemps.
— Mais il reste du temps, murmura la femme de droite.
Elle semblait sereine, comme ses compagnons, pourtant son ton trahit une sorte de fébrilité quand elle se tourna vers Mat :
— Pose ta question ! Pose ta question !
Le jeune homme foudroya du regard les trois créatures.
Rhuidean ? Par la Lumière !
Cet endroit se trouvait dans le désert des Aiels, la Lumière et les maudits guerriers voilés savaient où. Dans le désert !
Furieux, Mat oublia qu’il voulait demander comment il pouvait échapper aux Aes Sedai et de quelle façon il devait procéder pour retrouver – ou extirper de sa tête – les parties manquantes de sa mémoire.
— Rhuidean ! explosa-t-il. Que la Lumière réduise mes os en cendres si j’ai un jour l’intention d’aller à Rhuidean ! Et que mon sang sèche sur le sol si j’y vais ! Pourquoi devrais-je vous écouter ? Vous ne répondez pas à mes questions. Je cherche des réponses, pas des absurdes charades.
— Si tu ne vas pas à Rhuidean, dit la femme de droite, tu mourras.
La cloche sonna de nouveau, beaucoup plus fort cette fois. Alors que Mat sentait vibrer le sol sous ses pieds, ses trois interlocuteurs se regardèrent avec une angoisse évidente.
Le jeune homme voulut parler, mais ils ne lui accordaient plus aucune attention.
— La tension, dit une des femmes, elle est trop forte.
— Le goût de cet homme, enchaîna aussitôt l’autre femme. Il y avait si longtemps…
L’homme parla avant qu’elle ait fini de prononcer son dernier mot.
— La tension est trop forte. Trop forte. Pose ta question ! Pose ta question !
— Que la Lumière brûle votre âme pour un cœur si veule ! D’accord, d’accord, je pose ma question ! Pourquoi suis-je censé mourir si je ne vais pas à Rhuidean ? Au contraire, je risque de crever en essayant d’y aller. C’est absurde et…
— Si tu n’y vas pas, coupa l’homme, tu te seras écarté du fil de ton destin, laissant celui-ci dériver sur les courants du temps, et tu seras tué par ceux qui ne veulent pas que ce destin s’accomplisse. Et maintenant, va-t’en. Tu dois partir, et au plus vite !