Perrin voulut se gratter la barbe et fit la grimace. Son épaule blessée s’était ankylosée. S’asseyant lentement, il fit bouger son bras. De la sueur ruissela aussitôt sur son front, mais il persévéra, ravalant ses grognements et s’interdisant de lâcher un juron quand la douleur était trop vive. Au bout d’un moment, il eut recouvré sa liberté de mouvement, même si l’épaule continuait à lui faire mal.
Une très mauvaise nuit, des phases de sommeil agité alternant avec de longues périodes d’éveil. À ces moments-là, il voyait flotter devant lui le visage de Faile et ses yeux accusateurs. L’avoir tant fait souffrir lui brisait le cœur… Dans son sommeil, il se voyait en train de monter à la potence sous le regard de sa compagne. Parfois, elle tentait de le sauver, défiant des Fils de la Lumière armés jusqu’aux dents. Tandis qu’on lui passait un nœud coulant autour du cou, Perrin hurlait à la mort parce que ces monstres tuaient Faile.
Dans certaines variations du cauchemar, la jeune femme le regardait mourir avec un sourire satisfait.
Comment s’étonner que des songes pareils le réveillent en sursaut ? Une fois, il avait rêvé que des loups sortaient de la forêt pour voler à son secours et sauver également Faile. Tout ça pour mourir sous les flèches des Capes Blanches ou pour venir s’empaler sur leurs lances…
Non, la nuit n’avait rien eu de reposant. Après des ablutions expédiées, Perrin s’habilla à la hâte et quitta la chambre avec l’espoir d’abandonner derrière lui les derniers lambeaux de ses cauchemars.
Dans les couloirs, il restait fort peu de traces du raid de la veille. Une tapisserie déchirée par une épée, un coin de coffre fendu par une hache ou une zone un peu plus claire, sur le sol carrelé, parce qu’on avait enlevé un tapis couvert de sang. La majhere avait mobilisé son armée de serviteurs, et tant pis si certains arboraient de gros pansements, pour balayer et laver le sol ou emporter et remplacer les objets détériorés. Solide femme aux cheveux grisonnants tenus relevés par le foulard noué autour de son crâne, la gouvernante s’appuyait sur une canne à cause d’une blessure récoltée la veille. Ça ne l’empêchait pas de claironner ses ordres d’un ton ferme. À l’évidence, elle entendait faire disparaître tous les stigmates de la seconde invasion de la forteresse.
Avisant Perrin, elle le salua d’une révérence des plus embryonnaires. Même lorsqu’elle était de bonne humeur, les Hauts Seigneurs n’obtenaient guère plus d’elle.
Malgré les efforts des domestiques, sous l’odeur du savon, de la cire et d’autres produits d’entretien, Perrin captait toujours celle du sang. Métalliques pour le fluide vital des humains, fétides pour celui des Trollocs et acides pour celui des Myrddraals, ces effluves lui agressaient les narines. Décidément, il ne regretterait pas de quitter cet endroit.
La porte de la chambre de Loial, bien plus haute et bien plus large que celle d’une pièce normale, était munie d’une poignée surdimensionnée en forme de sarment de vigne placée à peu près au niveau de la tête de Perrin. Dans la forteresse, on trouvait plusieurs chambres (presque toujours vides) conçues spécialement pour les Ogiers de passage. Même si la Pierre de Tear était antérieure aux plus grands chefs-d’œuvre des Ogiers, avoir de temps en temps recours aux services de quelques Bâtisseurs restait une affaire de prestige.
Perrin frappa à la porte, attendit et entra quand une voix semblable à une lente avalanche l’y invita.
La chambre était tout aussi surdimensionnée que la porte. Mais avec Loial debout au milieu du tapis à motifs végétaux, sa pipe à long tuyau au bec, tout semblait d’une taille normale. S’il était un peu moins costaud qu’un Trolloc, l’Ogier devait être au minimum aussi grand. Sa longue veste verte boutonnée jusqu’à la taille et ouverte ensuite tombait comme un kilt sur son pantalon bouffant. Habitué à l’allure de son ami, Perrin ne s’en étonnait plus, mais il suffisait cependant d’un regard pour voir qu’on n’avait pas affaire à un homme ordinaire debout dans une chambre banale. Avec un nez si gros qu’il ressemblait à un museau et ses longs sourcils pendant des deux côtés de ses yeux plus grands que des soucoupes, Loial n’aurait pas eu besoin de ses oreilles poilues et de ses cheveux noirs en broussaille pour paraître exotique. Reconnaissant Perrin, il le salua d’un sourire qui lui fendit pratiquement en deux le visage.
— Bonjour, mon ami, dit-il en retirant la pipe de sa bouche. Bien dormi ? Après les événements de cette nuit, ça n’a pas dû être facile. Moi, j’ai passé la moitié de mon temps éveillé afin de consigner par écrit tout ce qui était arrivé.
Perrin remarqua que l’Ogier tenait une plume de sa main libre aux doigts – aussi gros que des saucisses ! – copieusement tachés d’encre.
Des livres s’entassaient sur les fauteuils géants, sur l’énorme lit et sur la table dimensionnée à l’échelle du reste. Connaissant désormais les Ogiers, Perrin ne fut pas surpris (mais quand même un peu décontenancé) de voir des fleurs partout. Par vases entiers, dans des paniers, en petits bouquets tenus par des rubans ou de la ficelle, en couronnes, en gerbes et même en massifs reconstitués, comme si la pièce était un jardin intérieur.
Dans une chambre, Perrin n’avait jamais rien vu d’équivalent. L’air embaumait, comme dans un jardin, effectivement. Mais l’apprenti forgeron n’eut pas le temps de s’ébaubir, car il remarqua la grosse bosse qui déformait le crâne de l’Ogier et sa démarche légèrement claudicante. Si Loial n’était pas en état de voyager… Un peu honteux de penser si égoïstement à un ami, Perrin se rappela que nécessité faisait loi en certaines circonstances.
— Tu as été blessé ? Moiraine peut te guérir, et je suis sûr qu’elle le fera.
— Ce n’est pas bien grave, et tant de gens ont besoin de son aide, aujourd’hui. Je n’ai pas voulu la déranger. De toute façon, ça ne m’empêche pas de travailler.
Loial désigna le cahier relié de tissu qui reposait sur la table à côté d’un encrier ouvert. Immense aux yeux de Perrin, ce « carnet » rentrait cependant sans problème dans la poche de Loial.
— J’espère que mon rapport est exact… Hier, je n’ai pas vu grand-chose de l’action.
— Loial est un héros, dit Faile en émergeant de derrière un paravent de fleurs, un livre entre les mains.
Perrin sursauta. Alors qu’elle devait être assise en train de lire, la fragrance des fleurs avait masqué son parfum pourtant si particulier.
Loial souffla un ou deux « Chut ! » impérieux, agita frénétiquement les oreilles – un signe d’embarras qui ne trompait pas – et se tordit nerveusement les mains. La jeune femme n’en tint pas compte. Foudroyant Perrin du regard, elle continua :
— Il a rassemblé le plus d’enfants possible, avec une partie de leurs mères, dans une grande salle dont il a défendu seul la porte contre une horde de Trollocs et un Myrddraal. Pendant toute la bataille, il a tenu le coup, seul contre tous. Les fleurs sont un cadeau des femmes de la Pierre en hommage à son courage indomptable et à sa loyauté indéfectible.
Perrin réussit à ne pas tressaillir, mais ce ne fut pas facile. Il avait agi comme il le fallait avec Faile. Cela dit, il ne pouvait pas espérer qu’elle s’en aperçoive. Même si elle connaissait ses motivations, elle ne pouvait pas faire le lien.
C’était le bon choix. J’en suis sûr !
Dans ce cas, pourquoi se sentait-il si mal à l’aise ? N’était-il pas injuste qu’on se sente coupable parce qu’on avait bien agi ?
— Ce n’était rien, fit Loial, les oreilles frémissant de plus belle. Les enfants ne pouvaient pas se défendre, voilà tout. Je n’ai rien d’un héros.