— Absurde ! s’écria Faile. (Elle se servit d’un index en guise de marque-page et approcha du géant qui la faisait sembler plus petite encore que d’habitude.) Si tu étais un humain, toutes les femmes de la Pierre voudraient t’épouser. Et même étant un Ogier, tu trouverais encore des candidates au mariage. Loial le bien nommé, puisque être loyal est sa seconde nature. Quelle femme n’aimerait pas ça ?
Les oreilles de l’Ogier s’en pétrifièrent d’horreur. Perrin en sourit d’aise. À l’évidence, Faile passait la brosse à reluire à Loial avec l’espoir qu’il accepte de l’emmener avec eux. Mais là, sans le savoir, la rusée manipulatrice venait de prendre sa cible à rebrousse-poil.
— Des nouvelles de ta mère, Loial ? demanda Perrin histoire de retourner le couteau dans la plaie.
— Non, répondit l’Ogier, parvenant à paraître soulagé et inquiet dans le même mouvement. Mais hier, j’ai rencontré Laefar en ville. Il a été surpris de me voir, et c’était réciproque. À Tear, les gens de mon peuple sont plutôt rares. Laefar a quitté le Sanctuaire Shangtai pour établir un devis – des réparations sur un élément d’architecture conçu par les Ogiers, dans un des palais. Je connais ce gaillard : dès qu’il sera de retour chez moi, il clamera partout que je suis à Tear.
— C’est inquiétant, concéda Perrin.
— Selon Laefar, les Anciens parlent de moi comme d’un fugitif. Ma mère a promis de me trouver une épouse, afin que je me « range ». Elle aurait même choisi l’heureuse élue. Laefar prétend ne pas savoir de qui il s’agit. Mais j’ai des doutes, parce que ces histoires l’amusent beaucoup… En tout cas, ma « fiancée » pourrait être ici dans un mois.
Devant la consternation de Faile, Perrin faillit encore sourire. Cette femme pensait en savoir aussi long sur le monde que lui – à vrai dire, elle ne se trompait pas –, mais elle ne connaissait pas Loial. Le Sanctuaire Shangtai était son foyer, au cœur de la Colonne Vertébrale du Monde. Malgré son âge respectable, quatre-vingt-dix ans, il n’était pas assez vieux pour avoir le droit d’en sortir sans autorisation. L’espérance de vie des Ogiers étant très élevée, Loial était en réalité aussi jeune que Perrin. Ça ne l’avait pas empêché de partir à l’aventure dans le monde. Sa plus grande angoisse, depuis, était que sa mère le retrouve, le ramène de force, le marie contre son gré et l’emprisonne à tout jamais.
Tandis que Faile essayait de comprendre ce qui se passait, Perrin rompit le silence :
— Loial, il faut que je retourne chez moi. Et ta mère ne te trouvera pas à Champ d’Emond.
— Oui, c’est vrai… (L’Ogier haussa les épaules.) Mais mon livre ? L’histoire de Rand… La tienne et celle de Mat… J’ai beaucoup de notes, mais…
Loial vint se camper devant la table et baissa les yeux sur les pages couvertes de son écriture déliée.
— Perrin, j’ai la possibilité d’écrire la véritable histoire du Dragon Réincarné. Le seul livre signé par quelqu’un qui a voyagé avec lui et qui est témoin de tout. Le Dragon Réincarné, par Loial fils d’Arent, fils d’Halan, du Sanctuaire Shangtai. (Plissant les yeux, il se pencha sur le carnet et trempa sa plume dans l’encrier.) Non, là, je suis imprécis. C’était plus…
Perrin posa une main sur la page que son ami voulait corriger.
— Si ta mère te met la main dessus, tu n’écriras aucun livre. Pas sur Rand, en tout cas. Et j’ai besoin de toi, mon ami.
— Besoin ? Je ne comprends pas.
— Il y a des Fils de la Lumière sur le territoire de Deux-Rivières. Ils me cherchent.
— Toi ? Pourquoi donc ?
Loial semblait aussi troublé que Faile, quelques instants plus tôt. La jeune femme, elle, affichait une autosatisfaction qui n’augurait rien de bon. Perrin répondit cependant :
— Les raisons importent peu. Ils me traquent, c’est tout ce qui compte. Et ils risquent de faire du mal à ma famille et à d’autres innocents. Connaissant les Fils de la Lumière, je suis sûr qu’ils n’y manqueront pas. Je peux arrêter ça, si je vais là-bas, mais à condition d’y arriver très vite. La Lumière seule sait ce qui s’est déjà passé ! Loial, j’ai besoin que tu me guides sur les Chemins. Tu m’as dit un jour qu’il y avait un portail ici, et je sais qu’il y en avait un jadis à Manetheren. Il doit toujours y être, dans les montagnes qui dominent Champ d’Emond. Selon toi, rien ne peut détruire un Portail. J’ai besoin de ton aide.
— Et tu l’auras, bien entendu… Les Chemins… (L’Ogier expira bruyamment et ses oreilles frémirent.) Je veux écrire sur des aventures, pas les vivre… Mais la deuxième fois ne devrait pas être plus terrible que la première… Si la Lumière le veut…
Faile s’éclaircit délicatement la voix.
— Tu n’oublies pas quelque chose, Loial ? Tu viens de me promettre de me guider sur les Chemins quand je te le demanderais, et avant d’y conduire quiconque d’autre.
— Je t’ai promis que tu verrais un Portail et que tu jetterais un coup d’œil à ce qu’il y a derrière, corrigea l’Ogier. Voilà qui pourra se faire quand nous partirons, Perrin et moi. Quant à nous accompagner… Faile, les Chemins ne sont pas une promenade en forêt. Si Perrin n’avait pas un gros problème, je refuserais d’y retourner.
— Elle ne viendra pas avec nous, intervint Perrin. Rien que nous deux, Loial.
Ignorant son compagnon, Faile sourit à l’Ogier comme s’il la faisait seulement enrager.
— Tu m’as promis plus qu’un « coup d’œil », Loial. Il s’agissait d’aller où je voudrais, quand je voudrais et avant quiconque d’autre. Tu l’as juré.
— C’est vrai, mais uniquement parce que tu refusais de croire que je te montrerais les Chemins. Si je ne jurais pas, as-tu dit, tes doutes ne se dissiperaient pas. Je tiendrai parole, mais tu ne voudrais quand même pas passer avant Perrin, qui a un problème urgent ?
— Tu as juré, insista Faile. Sur ta mère, la mère de ta mère, et la mère de la mère de ta mère.
— C’est vrai, mais Perrin…
— Tu as juré ! Es-tu Ogier à renier sa parole ?
Incarnation de la détresse et de l’impuissance, Loial rentra la tête dans les épaules et ses oreilles tombèrent mornement. Les coins de son énorme bouche s’affaissèrent et ses longs sourcils se mirent en berne.
— Loial, elle t’a manipulé ! s’écria Perrin, se demandant si ses interlocuteurs pouvaient entendre grincer ses dents. Elle t’a piégé.
Faile s’empourpra, mais elle eut quand même le culot de lâcher :
— J’y étais obligée, Loial… Tout ça parce qu’un idiot pense pouvoir me dicter mon comportement, histoire que je ne lui complique pas la vie. Sinon, je ne t’aurais pas fait ça. Tu dois me croire.
— Elle t’a piégé, répéta Perrin, ça ne te délie pas de ta promesse ?
Loial secoua tristement la tête.
— La parole d’un Ogier est sacrée, dit Faile. Loial va me conduire jusqu’à Deux-Rivières. Ou au moins, jusqu’au Portail de Manetheren. J’ai envie de connaître Deux-Rivières…
Loial reprit du poil de la bête.
— Dans ce cas, ça ne m’empêchera pas d’aider Perrin. Faile, pourquoi as-tu manigancé tout ça ? Laefar lui-même ne trouverait pas ça drôle.
La voix de Loial tremblait un peu. Pour énerver un Ogier, il fallait ne pas y être allé avec le dos de la cuillère.
— Tu pourras aider Perrin s’il me le demande, dit Faile, impitoyable. C’est dans notre accord, Loial. Rien que toi et moi, sauf si on me demande de venir. Il doit me demander !
— Pas question ! s’écria Perrin alors que l’Ogier en était encore à ouvrir la bouche pour répliquer. Je ne te demanderai pas. Plutôt chevaucher jusqu’à Champ d’Emond. Et même marcher ! Donc, tu peux renoncer à ton plan imbécile. Tromper Loial. Tenter de t’imposer là… là où tu n’es pas la bienvenue.