C’en fut trop pour la calme détermination de la jeune femme.
— Fais comme tu veux ! Le temps que tu arrives, Loial et moi en aurons fini avec les Capes Blanches. Tout sera terminé. Demande-moi, espèce de tête de marteau ! Demande et tu pourras venir avec nous.
Perrin réussit à ne pas exploser. Il n’avait aucune chance d’amener Faile sur ses positions, mais il ne demanderait pas. Cela dit, elle avait raison. À cheval, il lui faudrait au minimum deux semaines pour atteindre Deux-Rivières. Par les Chemins, deux jours suffiraient. Mais il ne demanderait pas quand même.
Elle a trompé Loial et elle essaie de m’en imposer par la force. Et quoi encore ?
— Dans ce cas, j’irai seul à Manetheren, en vous suivant sur les Chemins. Si je reste assez loin, le serment de Loial ne sera pas violé, pas vrai ? Tu ne peux pas m’interdire de vous suivre.
— Ce serait dangereux, fit Loial, inquiet. L’obscurité règne sur les Chemins. Si tu rates une intersection ou si tu t’engages sur le mauvais pont, tu risques de te perdre à jamais. Ou d’être victime de Massin Shin. Perrin, demande-lui ! Elle a dit qu’elle t’accepterait. Alors, demande-lui !
Perrin frissonna en entendant mentionner Massin Shin. Le Vent Noir… Même les Aes Sedai ne savaient pas si c’était une Créature des Ténèbres ou une entité générée par la corruption des Chemins. Quoi qu’il en soit, c’était à cause du Vent Noir qu’utiliser les Chemins revenait à risquer la mort. Massin Shin dévorait les âmes, Perrin le savait d’expérience. Ça ne l’empêcha pas de camper sur ses positions :
— Je ne peux pas, Loial. Du moins, je ne veux pas !
Que la Lumière me brûle si je trahis la moindre faiblesse devant Faile !
— Faile, plaida Loial, il risquera gros, s’il nous suit. S’il te plaît, ne t’entête pas et laisse-le…
— Non, coupa la jeune femme. S’il est trop têtu pour demander, au nom de quoi devrais-je céder ? Et s’il se perd, qu’est-ce que ça peut me faire ?
Elle se tourna vers Perrin.
— Tu pourras nous suivre de près, de très près même, tant qu’il reste évident que tu n’es pas avec nous. Si tu ne demandes pas, tu me suivras comme un chiot. Allons, oublie ta fierté !
— Les humains…, marmonna Loial. Impétueux et bornés, même quand ça les pousse à se précipiter dans un nid de frelons.
— Loial, dit Perrin sans regarder Faile, j’aimerais partir aujourd’hui.
— Autant ne pas traîner, acquiesça l’Ogier, non sans un regard mélancolique pour son carnet ouvert sur la table. Je pourrai travailler sur mes notes pendant le voyage, je suppose… Mais que vais-je rater, en étant si loin de Rand ?
— Perrin, tu as entendu ce que je t’ai dit ? demanda Faile.
— Loial, je vais chercher mon cheval et me procurer des vivres. Départ en milieu de matinée ?
— Perrin Aybara, réponds-moi ! explosa Faile.
— Perrin, souffla Loial, tu es sûr que… ?
— N’insiste pas, mon ami. Cette fille est une tête de mule et elle adore rouler les gens dans la farine. Je ne danserai pas sur sa musique pour la divertir.
Perrin ignora le feulement qui sortit de la gorge de Faile – on eût dit un chat qui foudroie un chien du regard, prêt à l’attaquer.
— Dès que je serai prêt, je te le ferai savoir, conclut Perrin avant de se diriger vers la porte.
— Perrin Aybara, lança Faile, décider de l’heure du départ est mon privilège – et celui de Loial ! Tu m’entends ? Si tu n’es pas prêt dans deux heures, nous partirons sans toi. Si tu viens, retrouve-nous aux écuries de la porte du Dragon. Compris ?
Sentant un mouvement, Perrin referma la porte dans son dos une fraction de seconde avant qu’un objet la percute avec un bruit sourd. Un livre, supposa Perrin. Loial n’allait sûrement pas laisser passer ça sans un sermon. Il préférait qu’on lui tape sur la tête plutôt qu’on brutalise ses livres.
Le jeune homme s’appuya contre la porte. Après tous ses efforts pour qu’elle le déteste – et le chagrin que ça lui faisait – Faile serait finalement là pour le voir mourir. Piètre consolation, elle risquait de s’en réjouir, désormais.
Maudite tête de pioche !
Alors qu’il se remettait en mouvement, Perrin vit qu’un Aiel approchait. Un grand guerrier aux cheveux roux et aux yeux verts qui aurait pu être un cousin plus âgé de Rand, ou son très jeune oncle.
Aux yeux de Perrin, Gaul était un homme droit et sympathique – ne serait-ce que parce qu’il n’avait jamais accordé la moindre attention à ses yeux jaunes.
— Puisses-tu trouver de l’ombre ce matin, Gaul… Si mon avis t’intéresse, les femmes sont toutes de vraies têtes de mule !
— C’est peut-être bien vrai, en tout cas quand on ne sait pas les éviter… J’ai entendu dire que tu pars pour Deux-Rivières ?
— Par la Lumière ! toute la Pierre est au courant ? Si Moiraine le sait…
L’Aiel secoua la tête.
— Rand al’Thor m’a parlé en privé et il m’a fait jurer de ne rien répéter. Je ne saurais dire à combien d’Aiels il a tenu ce discours, ni combien d’entre eux vont décider de t’accompagner. Nous sommes depuis trop longtemps de ce côté du Mur du Dragon, et la Tierce Terre commence à nous manquer.
— M’accompagner…
Perrin n’en revenait pas – avec des Aiels pour escorte, des possibilités inédites s’offraient à lui.
— Rand t’a demandé de venir avec moi à Deux-Rivières ?
— Non, il m’a simplement dit que tu partais et qu’il y avait là-bas des gens qui en veulent à ta vie. J’ai décidé de ne pas te laisser y aller seul, si tu veux de moi.
— Si je veux de toi ? Tu plaisantes ! Nous entrerons dans les Chemins d’ici à quelques heures.
— Les Chemins ?
L’expression de Gaul ne changea pas, mais il ne put s’empêcher de ciller.
— Ça modifie ta position ?
— Tous les hommes doivent mourir un jour, Perrin…
Une réponse pas vraiment réconfortante.
— Je ne peux pas croire que Rand soit si cruel, dit Egwene.
— Au moins, il n’a pas tenté de t’arrêter, ajouta Nynaeve.
Assises sur le lit de l’ancienne Sage-Dame, les trois femmes finissaient de se partager l’or que leur avait remis Moiraine. Pour Elayne et Nynaeve, quatre bourses pansues à porter dans des poches secrètes cousues sous leur jupe. Egwene avait été moins gâtée, car l’argent ne servait pas à grand-chose dans le désert des Aiels.
Elayne tourna la tête vers la porte et, sourcils froncés, regarda les deux ballots et la sacoche de cuir qui reposaient sur le sol. Ces bagages contenaient tous ses vêtements et des objets de première nécessité. Un couteau et une fourchette pliables, un peigne et une brosse, des épingles, des aiguilles, du fil, un dé à coudre et des ciseaux. Elle emportait aussi un briquet à amadou et un deuxième couteau, plus petit que celui qu’elle portait à la ceinture. Bien sûr, il y avait aussi du savon et des sels de bain…
Revérifier la liste était ridicule ! Prête au départ, Egwene portait comme d’habitude l’anneau de pierre dans sa bourse.
— C’est vrai, il n’a pas essayé de me retenir, dit Elayne d’un ton serein dont elle se félicita.
Il a presque paru soulagé ! Soulagé que je parte ! Et moi qui lui ai laissé une lettre où je mets mon cœur à nu ! Pauvre idiote ! Au moins, il ne l’ouvrira pas avant mon départ…
La Fille-Héritière sursauta quand Nynaeve lui tapota l’épaule.
— Tu aurais voulu qu’il te demande de rester ? Pourtant, tu sais ce que tu aurais répondu.
— Bien sûr… Mais il n’était pas obligé d’avoir l’air si content.
Elayne se mordit la lèvre inférieure. Là, ses propos avaient dépassé sa pensée.