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Nynaeve ne tenta pas de contredire son amie. Jouant avec sa robe puis lissant le couvre-lit, elle finit par souffler :

— Pas comme ça… Je veux qu’il soit à moi. Entièrement. Pas question qu’un serment violé se dresse entre nous. Ce serait infernal pour nous deux.

— Tu crois que ce sera différent si tu le pousses à demander sa liberté à Moiraine ? demanda Egwene. Aux yeux de Lan, ça reviendra au même. Il faudrait donc la convaincre de le laisser partir. Comment comptes-tu t’y prendre ?

— Je n’en sais rien… Pourtant, il faudra y arriver. C’est possible, je le sais. Il existe toujours une solution. Mais ce n’est pas pour aujourd’hui. Nous parlons des hommes alors que le devoir nous appelle. Egwene, as-tu emporté tout ce qu’il te faudra dans le désert ?

— Aviendha se charge de l’intendance… Elle n’est toujours pas contente, bien sûr. Selon elle, nous serons à Rhuidean en un peu plus d’un mois. D’ici là, vous aurez atteint Tanchico.

— Peut-être plus tôt, dit Elayne, si ce qu’on raconte sur les quatre-mâts du Peuple de la Mer est vrai. Tu seras prudente, mon amie ? Même avec Aviendha pour te guider, le désert est un endroit dangereux.

— Je jure de faire attention. Et vous, ne prenez pas trop de risques. Tanchico n’est pas beaucoup plus sûre que le désert, par les temps qui courent.

Sans se concerter, les trois jeunes femmes se retrouvèrent en train de s’étreindre en s’abreuvant de conseils de prudence. Puis elles s’assurèrent qu’elles se souvenaient bien des rendez-vous prévus dans la Pierre du Monde des Rêves.

— Heureusement que Lan est parti, dit Elayne en essuyant ses larmes. Il nous aurait prises pour des folles.

— Non, tu te trompes, fit Nynaeve. (Elle souleva sa jupe pour glisser une bourse dans la première poche secrète.) C’est un homme certes, mais beaucoup moins abruti que la moyenne.

Avant l’arrivée du carrosse, Elayne aurait tout le temps de dénicher une plume, un encrier et du parchemin. Nynaeve venait de lui donner une précieuse leçon. Les hommes devaient être gérés d’une main ferme. Rand allait découvrir qu’il n’était pas aisé de se débarrasser d’elle. Ni de revenir en grâce dans son cœur, quand on l’avait blessée.

17

Manipulations

Ménageant sa jambe droite raide, Thom esquissa une révérence, sa cape de trouvère étincelant de toutes ses couleurs. Malgré ses paupières lourdes, il réussit à parler d’un ton guilleret :

— Bonjour à vous ! Bonjour à vous !

Une fois redressé, il lissa voluptueusement sa longue moustache blanche.

Les serviteurs en tenue noir et or parurent surpris. Délaissant le coffre rouge laqué aux incrustations d’or – et au couvercle cassé – qu’ils s’apprêtaient à soulever, deux solides gaillards se redressèrent, l’air dubitatifs. Devant eux, trois femmes cessèrent de passer la serpillière. Dans le couloir désert, à une heure si matinale, tout prétexte permettant de marquer une pause était bon à prendre.

Les épaules voûtées et les yeux cernés, les domestiques paraissaient au moins aussi fatigués que Thom.

— Bien le bonjour à toi, trouvère, dit la plus âgée des trois femmes. (Un peu ronde, le visage ordinaire, elle se montrait chaleureuse malgré sa méfiance.) Nous pouvons t’aider ?

Thom sortit quatre balles de couleur de sa manche et commença à jongler.

— Je passe dans les couloirs, m’efforçant de remonter le moral des gens. Un artiste doit s’engager selon ses moyens.

En d’autres circonstances, Thom aurait utilisé plus de quatre balles. Mais dans son état de fatigue, un jonglage pourtant basique était déjà un lourd défi à relever pour sa concentration. Quand avait-il failli laisser tomber une cinquième balle ? Deux heures plus tôt ? En bon saltimbanque, il transforma un bâillement en sourire, histoire de ne pas trahir son épuisement.

— Une nuit terrible, dit-il. Les gens ont bien besoin qu’on leur remonte le moral…

— Le seigneur Dragon nous a sauvés, souffla une des plus jeunes femmes.

Mince et jolie, elle avait dans le regard une lueur de cupidité qui incita Thom à la plus grande prudence. Si elle était intéressée mais honnête, elle pouvait lui être utile, car sa loyauté lui resterait acquise une fois qu’il l’aurait achetée. En ce moment, il ne crachait pas sur une paire de mains susceptible de déposer un message au bon endroit, ni sur des oreilles capables de surprendre des choses intéressantes et encore moins sur une bouche disposée à répéter ce qui l’arrangeait partout où il l’estimait utile.

Vieil imbécile, tu as assez de mains, d’oreilles et de bouches ! Alors, cesse de t’emballer à cause d’une jolie poitrine et méfie-toi de cette lueur, dans ses yeux.

Cela dit, la femme semblait penser ce qu’elle venait de dire et un des deux jeunes hommes acquiesça gravement.

— C’est vrai, approuva Thom. Je me demande quel Haut Seigneur était responsable des quais, hier ?

Furieux contre lui-même, le trouvère faillit laisser tomber ses balles. Une approche si directe et si maladroite, un type comme lui ? L’effet de la fatigue, sans doute. Il aurait été bien plus à sa place dans son lit. Et ce depuis des heures.

— Les quais sont sous la responsabilité des Défenseurs, répondit la doyenne des femmes. Tu ne le sais pas, bien sûr… Les Hauts Seigneurs ne s’embêtent pas avec ces détails.

Bien entendu, Thom savait très bien tout ça.

— C’est ainsi que ça fonctionne ? Eh bien, je ne suis pas d’ici, ce qui explique mon ignorance.

Thom passa d’un cercle simple à une double boucle. Pour un profane, cet exercice de jonglage semblait très difficile, alors que ce n’était pas le cas. La jeune femme au regard de prédatrice applaudit.

Maintenant qu’il s’était engagé dans cette affaire, décida Thom, autant aller jusqu’au bout. Mais quand il en aurait terminé, ce serait pour commencer sa nuit. Sa nuit ? Alors que le soleil se levait ? Un détail, dans de telles circonstances.

— On peut quand même trouver lamentable que personne ne se soit interrogé sur la présence de ces barges. Surtout que leurs rampes levées dissimulaient des Trollocs… Attention, je ne dis pas que quelqu’un connaissait la présence des monstres.

La double boucle menaçant de tourner à la catastrophe, le trouvère repassa à un simple cercle. De sa vie, avait-il déjà été si épuisé ?

— J’aurais cru qu’un des Hauts Seigneurs se serait posé la question.

Les deux jeunes types se regardèrent, le front plissé. Thom eut un petit sourire… Une autre graine plantée sans difficulté, si on oubliait une soudaine maladresse. Une nouvelle rumeur en naîtrait, même si ces gens savaient qui était chargé des quais. Les ragots se répandant à toute vitesse – et cette rumeur-là ferait sans nul doute le tour de la ville –, un nouveau soupçon augmenterait bientôt la méfiance innée des gens du peuple pour la noblesse.

Vers qui se tournerait le peuple s’il suspectait les nobles de trahison ? Vers l’homme que les Hauts Seigneurs détestaient, à savoir le seigneur Dragon – ce héros qui avait sauvé la Pierre menacée par des Créatures des Ténèbres.

L’heure était venue pour Thom de laisser cette petite graine pousser sans lui. Si les semailles avaient pris, rien de ce qu’il ajouterait ne pourrait stimuler la croissance de l’utile mensonge. Thom avait planté d’autres graines tout au long de la nuit, mais il ne voulait surtout pas qu’on connaisse son rôle de « jardinier » des contrevérités publiques.

— Les Hauts Seigneurs se sont battus comme des lions, aujourd’hui. J’ai même vu…

Les femmes recommencèrent à briquer et les deux jeunes hommes soulevèrent leur coffre et s’en allèrent d’un pas vif.

— Je peux aussi donner du travail à un trouvère, dit la majhere dans le dos de Thom. Une paire de bras est une paire de bras !