Le trouvère se retourna, jeta un regard appuyé à sa patte raide et s’inclina devant la gouvernante du palais.
Cette femme n’était pas bien grande, mais elle devait peser plus lourd que lui. Le visage plat comme une enclume – le bandage qui ceignait son front n’arrangeait rien –, la majhere était accablée d’un double menton et ses petits yeux sombres semblaient comme naufragés sur son visage bovin.
— Bien le bonjour à toi, gracieuse dame ! Accepte ce petit cadeau qui t’aidera à mieux apprécier cette nouvelle journée.
Thom fit des arabesques dans l’air et tira du néant une fleur jaune qu’il cachait en réalité dans sa manche. Malicieux, il la piqua dans les cheveux grisonnants de la gouvernante, glissant la tige sous le gros pansement. La majhere la retira immédiatement, bien sûr, puis lui jeta un regard soupçonneux. Exactement ce que voulait Thom. En boitillant, il s’éloigna de la mégère et fit mine d’être sourd lorsqu’elle lui cria quelque chose.
Un cauchemar, cette femme… Si on l’avait lâchée sur les Trollocs, elle les aurait balayés et lessivés, au sens propre de ces verbes.
Thom étouffa un bâillement derrière sa main et ses mâchoires craquèrent. Il se faisait trop vieux pour ces âneries, vraiment… Des nuits blanches, des batailles et des complots… Plus de son âge, tout ça ! Il aurait dû vivre dans une ferme, bien tranquille. Avec des volailles. Il y en avait dans toutes les exploitations dignes de ce nom, ainsi que des moutons. Des bêtes très paisibles, celles-là. Les bergers ne semblaient pas s’épuiser à la tâche puisqu’ils passaient le plus clair de leur temps à jouer de la cornemuse. Lui, ce serait plutôt de la harpe. Non, de la flûte. En plein air, les cordes s’abîmaient trop vite. Bien entendu, il y aurait une petite ville pas très loin, avec une auberge et des clients avides d’assister à ses représentations.
Thom salua deux serviteurs d’un fort joli mouvement de sa cape. Par la chaleur ambiante, le seul avantage de ce vêtement, c’était de montrer à tous qu’ils avaient affaire à un trouvère. Presque chaque fois, les quidams s’arrêtaient, espérant qu’il leur improviserait un petit quelque chose. Une réaction très gratifiante. Oui, une ferme aurait ses vertus. La tranquillité, la solitude… À condition qu’il y ait de la vie pas trop loin.
Le trouvère poussa la porte de sa chambre… et se pétrifia.
Moiraine se redressa sur son tabouret, imperturbable comme si elle avait le droit de fouiner dans les documents étalés sur la table, et tira sur le devant de sa robe. Devant lui, Thom avait désormais une très jolie femme disposée à tout faire pour lui plaire, y compris rire à ses mauvaises blagues.
Vieil abruti ! C’est une Aes Sedai et tu es trop fatigué pour aligner correctement deux pensées.
— Je te souhaite bien le bonjour, Moiraine Sedai, dit-il en accrochant sa cape à une patère.
Prudent, il évita de regarder le nécessaire à écrire toujours glissé sous la table. Inutile de laisser deviner à sa visiteuse que cet objet comptait à ses yeux. Quand elle serait partie, vérifier la serrure ne servirait à rien. Avec le Pouvoir, elle avait très bien pu la déverrouiller puis la refermer sans laisser de traces. Fatigué comme il l’était, il ne se rappelait plus s’il avait laissé quelque chose de compromettant dans sa boîte à malice. Ou ailleurs dans la chambre. À première vue, tout était à sa place, donc Moiraine s’était seulement intéressée à la table. Et là, il n’était pas assez idiot pour avoir exposé aux quatre vents ses petits secrets. Dans les quartiers des serviteurs, les portes n’avaient ni serrure ni loquet.
— Je t’aurais bien offert à boire, mais je n’ai rien, à part de l’eau.
— Je n’ai pas soif, répondit Moiraine.
Elle se pencha en avant et la pièce se révéla assez petite pour qu’elle puisse poser une main sur le genou droit de Thom. Il sentit comme une série de piqûres d’épingle.
— Dommage qu’il n’y ait pas eu une guérisseuse près de toi, lorsque c’est arrivé. Désolée, mais il est trop tard pour intervenir.
— Dix guérisseuses n’auraient pas suffi. C’est l’œuvre d’un Demi-Humain.
— Je sais.
Oui, et que sais-tu d’autre ?
Thom tira son seul fauteuil de sous la table… et dut ravaler un juron. Il se sentait frais et dispos comme s’il venait de se réveiller et son genou ne lui faisait plus mal. Sa jambe était toujours un peu raide, mais l’articulation allait mieux que jamais depuis le jour où il avait été blessé.
Elle ne m’a même pas demandé si j’acceptais la guérison. Que la Lumière me brûle ! elle cherche quoi ?
Thom prit garde à ne pas plier la jambe. Si elle ne l’interrogeait pas, il n’avait aucune intention d’accuser réception de son cadeau.
— Hier fut une journée intéressante, dit Moiraine tandis que le trouvère s’asseyait.
— Pour des Trollocs et des Myrddraals, j’emploierais un autre adjectif.
— Je ne songeais pas à eux. Le Haut Seigneur Carleon est mort lors d’un accident de chasse. Son ami Tedosian l’a pris pour un sanglier. Ou un cerf…
— Première nouvelle, marmonna Thom.
Même si Moiraine avait trouvé le billet assassin, elle n’avait pas pu remonter jusqu’à lui. Carleon lui-même aurait cru reconnaître son écriture. Cela dit, il avait affaire à une Aes Sedai, et s’il se laissait aller à l’oublier, le regard serein mais perçant de son interlocutrice le lui rappellerait.
— Dans les quartiers des domestiques, les ragots vont bon train, mais je ne tends jamais l’oreille.
— C’est vrai ? Dans ce cas, tu ignores sûrement que Tedosian est tombé malade une heure après son retour à la Pierre. Le pauvre a seulement eu le temps de boire le verre de vin que sa femme lui avait servi. Quand elle a manifesté l’intention de veiller sur lui, ce grand sensible en a pleuré, paraît-il. De joie, devant tant d’amour, peut-on supposer. Elle a juré de ne pas le laisser une seconde tant qu’il n’aurait pas quitté le lit. Vivant ou mort…
Moiraine savait tout. Comment ? Impossible à dire, mais elle savait, ça ne faisait pas de doute. Mais pourquoi lui révélait-elle son jeu ?
— Une tragédie, lâcha Thom d’un ton superbement détaché. Rand a besoin de tous les Hauts Seigneurs loyaux disponibles.
— Loyaux ? Voilà un adjectif que je n’emploierais pas pour ces deux-là. Même entre eux, la confiance ne régnait pas. Ils dirigeaient la faction qui désire tuer Rand puis oublier qu’il a un jour arpenté ce monde.
— Non, vraiment ? Moi, je ne sais rien de tout ça… Les hautes ou basses œuvres des grands de ce monde ne sont pas faites pour les artistes.
Moiraine eut un rire de gorge avant de réciter :
— Thomdril Merrilin, surnommé jadis le Renard Gris par des gens qui le connaissaient ou qui avaient des raisons d’en savoir long sur lui. Barde à la cour d’Andor, amant de la reine Morgase après la mort de Taringail. Une mort dont Morgase aurait dû se féliciter, si elle avait su que le cher défunt projetait de la faire assassiner pour régner à sa place. Mais nous parlions de Thom Merrilin, un homme, dit-on, qui pouvait jouer au Grand Jeu en dormant. Quel dommage qu’il ne soit plus qu’un simple trouvère. Mais garder son vrai nom, quel panache ! Ou quelle arrogance !
Thom parvint de justesse à dissimuler son trouble. Que savait cette femme ? Déjà beaucoup trop de choses, même si elle n’avait plus rien à ajouter. Mais elle n’était pas la seule à pouvoir jouer à ce jeu-là.
— Puisqu’on parle de nom, dit Thom, c’est surprenant ce qu’on peut en tirer comme informations. Moiraine Damodred… Dame Moiraine de la maison Damodred du Cairhien. La plus jeune demi-sœur de Taringail. Nièce du roi Laman… et Aes Sedai, ne l’oublions pas ! Une Aes Sedai qui aide le Dragon Réincarné depuis longtemps – avant même d’avoir pu savoir qu’il n’était pas un pauvre idiot de plus capable de canaliser le Pouvoir. Une femme qui a des relations de très haut niveau à la Tour Blanche, sinon, elle ne prendrait pas des risques si fous. Quelqu’un de bien placé dans le Hall de la Tour ? Non, plus d’une seule personne. Si ça se savait, ça ferait du bruit, mais pourquoi l’ébruiter ? Quand on peut laisser un vieux trouvère se tapir dans son trou, au cœur des quartiers des domestiques ? Un vieux type qui joue de la harpe et raconte des histoires inoffensives.