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Moiraine était-elle déstabilisée ? Même si elle avait chancelé intérieurement une fraction de seconde, ça n’avait pas eu d’effet visible.

— Les spéculations sont toujours dangereuses, parce qu’on n’a par définition aucune preuve… Je n’utilise pas de mon plein gré le nom de ma maison, parce qu’elle a une réputation épouvantable et… amplement méritée. Laman a coupé Avendoraldera et ça lui a coûté son trône et sa vie. Depuis la guerre des Aiels, la réputation de ma maison a encore empiré. Et là aussi, c’est mérité.

Rien n’ébranlerait donc cette femme ?

— Que veux-tu de moi ? demanda Thom, agacé.

— Elayne et Nynaeve embarqueront aujourd’hui pour Tanchico. Une ville très dangereuse. Ton savoir et tes compétences pourraient leur sauver la vie.

Ainsi, c’était ça, le but ? Séparer Thom de Rand, afin que le gamin soit sans défense contre les manipulations de l’Aes Sedai.

— Tanchico est une ville dangereuse, c’est vrai, mais ça n’est pas nouveau. Je ne souhaite rien de mal à ces deux jeunes femmes ; pourtant, je n’ai aucune envie de glisser la tête dans un nid de vipères. Je me fais trop vieux pour ces bêtises. J’envisage de vivre dans une ferme, bien au chaud, dans la quiétude.

— La quiétude te tuerait en quelques semaines, fit Moiraine. (Tandis qu’elle arrangeait les plis de sa robe, Thom eut l’impression qu’elle tentait de dissimuler un sourire.) En revanche, Tanchico n’aura pas ta peau. J’en suis certaine, et sur le Premier Serment, tu sais que c’est la vérité.

Thom ne put s’empêcher de froncer les sourcils. Une Aes Sedai ne pouvait pas mentir, d’accord, mais comment savait-elle qu’il survivrait ? Moiraine n’avait pas le don de prédiction, elle ne s’en était jamais cachée. Pourtant…

Que la Lumière la brûle !

— Pourquoi irai-je à Tanchico ?

— Pour protéger Elayne, la fille de Morgase.

— Je n’ai pas vu la reine depuis quinze ans. Et la Fille-Héritière était une enfant, à l’époque.

Moiraine hésita, mais quand elle se jeta à l’eau, sa voix ne trembla pas :

— Et la raison de ton départ d’Andor ? Un neveu nommé Owyn, je crois ? Un de ces crétins capables de canaliser, comme tu dirais. Les sœurs rouges auraient dû le ramener à la Tour Blanche, comme tous les hommes de ce genre, mais elles l’ont apaisé sur place et abandonné à la merci de ses voisins.

Thom se leva, renversant son siège, puis il dut se tenir à la table, parce que ses genoux tremblaient. Après avoir été apaisé, Owyn n’avait pas survécu très longtemps, chassé de chez lui par de soi-disant amis qui ne supportaient pas de laisser vivre parmi eux un homme ayant eu l’aptitude de canaliser. Quand une personne n’avait plus envie de continuer, on ne pouvait rien faire. Thom s’était révélé impuissant, et il n’avait pas davantage pu sauver la jeune épouse de son neveu, suicidée moins d’un mois après la mort de son mari.

Le trouvère se racla la gorge.

— Pourquoi me racontes-tu tout ça ?

De la compassion passa sur le visage de Moiraine. Et une ombre de regret ? Non, pas chez une Aes Sedai. Et la compassion ne devait pas être sincère.

— Je n’aurais rien dit, si tu avais accepté d’accompagner Elayne et Nynaeve.

— Pourquoi ?

— Parce que si tu changes d’avis, je te donnerai les noms de ces sœurs rouges. Lors de notre prochaine rencontre, bien entendu. Et j’ajouterai celui de la femme qui leur donnait des ordres, car elles n’ont pas agi de leur propre initiative. Thom, ce n’est pas un piège. Nous nous reverrons, car tu ne mourras pas au Tarabon.

— Et qu’est-ce que j’en ficherais, de ces noms ? L’identité d’Aes Sedai protégées par toute la puissance de la Tour Blanche !

— Un expert du Grand Jeu sait faire flèche de tout bois. Ces femmes ont mal agi et on n’aurait pas dû pardonner leur faute.

— Moiraine, aurais-tu l’obligeance de me laisser ?

— Je te montrerai que toutes les Aes Sedai ne sont pas comme ces criminelles.

— S’il te plaît !

Thom resta appuyé à la table jusqu’à ce que sa visiteuse soit sortie. Pas question qu’elle le voie tituber, ni qu’elle le regarde pleurer en silence.

Owyn, mon pauvre garçon… Je suis arrivé trop tard. Mais j’étais trop pris par ce maudit Grand Jeu.

Thom s’essuya les joues. Au Grand Jeu, Moiraine était de taille à affronter n’importe qui. Elle l’avait dominé dès le début, tirant sur des fils qu’il croyait bien cachés. Elayne… La fille de Morgase. Pour la reine, il gardait un peu de tendresse – peut-être un peu plus que ça –, mais comment abandonner une enfant que jadis on faisait sauter sur ses genoux ?

Cette petite à Tanchico ? Même sans la guerre, cette ville la dévorerait vivante. Et là, c’est un repaire de loups enragés. De plus, Moiraine me donnera les fameux noms…

Tout ça s’il consentait à laisser Rand entre les mains des Aes Sedai. Comme il avait abandonné Owyn. Moiraine le tenait comme un serpent enroulé autour d’un bâton.

Que la Lumière la brûle !

Glissant le bras dans la hanse de son nécessaire à broderie, Min releva de l’autre main l’ourlet de sa robe et sortit d’un pas léger du réfectoire où elle venait de prendre son petit déjeuner. Le dos bien droit, elle aurait pu porter un gobelet de vin sur la tête sans en renverser une goutte. Rien d’étonnant quand on songeait qu’elle était incapable, dans cette fichue tenue, d’allonger correctement le pas. Si elle ne le remontait pas, l’ourlet de la robe étroite frottait contre le sol et elle risquait à tout moment de se prendre les pieds dedans.

De plus, elle aurait parié que Laras ne la quittait pas des yeux.

Jetant un coup d’œil derrière elle, Min constata qu’elle ne se trompait pas. La Maîtresse des Cuisines – une vraie barrique de vin sur pattes – lui souriait depuis la porte du réfectoire, dont elle obstruait présentement l’entrée. Qui aurait pensé que Laras était dans sa jeunesse une beauté ou qu’elle avait une tendresse particulière pour les jolies filles se montrant volontiers charmeuses ? Les « enjouées », comme elle les appelait.

Et qui aurait deviné qu’elle déciderait de prendre « Elmindreda » sous son aile imposante ? Une situation qui n’avait rien de confortable. Laras gardait sur Min un œil protecteur capable de la localiser partout dans la Tour Blanche.

Min rendit son sourire à Laras puis tapota ses cheveux désormais coiffés en un chignon bien rond.

Fichue bonne femme ! Elle n’aurait pas un chaudron sur le feu, ou quelque fille de cuisine à sermonner ?

Laras fit un signe de la main que Min lui rendit également. Offenser une femme qui la surveillait de si près n’aurait pas été une bonne idée, surtout alors qu’elle ignorait combien d’erreurs elle était susceptible de commettre. Laras connaissait toutes les astuces des « enjouées », et elle entendait combler les lacunes de Min en la matière.

La broderie était une grossière erreur, songea la jeune femme en s’asseyant sur un banc à l’ombre d’un grand saule. Pas du point de vue de Laras, mais du sien propre. Sortant son canevas du nécessaire, elle étudia sombrement son ouvrage de la veille. Plusieurs boucles d’un jaune maladif et un motif censé être une rose jaune clair – mais personne n’aurait deviné, sans explications de sa part. Bref, elle n’était pas douée, pensa-t-elle en sortant ses aiguilles. Cela dit, Leane avait parfaitement raison : une femme pouvait rester assise des heures avec son canevas sur les genoux, et personne ne trouvait ça bizarre. Un prétexte parfait pour espionner qui on voulait tout le temps qu’on désirait. Cela dit, un peu de talent pour la broderie n’aurait pas été du luxe.