Au moins, c’était une matinée parfaite pour être à l’extérieur. Un soleil étincelant brillait dans un ciel dégagé où quelques nuages blancs dérivaient histoire de souligner la perfection du bleu céruléen. Embaumant le parfum des roses fraîchement écloses, une brise légère caressait les grands massifs de partenelle piquetés de fleurs jaune et blanc. Très bientôt, les sentiers de gravier seraient pris d’assaut par des gens affairés – un échantillon de toute la population de la tour, des Aes Sedai aux garçons d’écurie.
Une matinée parfaite… et idéale pour observer sans se faire remarquer. Avec un peu de chance, la « pêche » serait bonne.
— Elmindreda ?
Min sursauta, se piqua le doigt et le porta à ses lèvres. Puis elle se tourna sur le banc, prête à sermonner Gawyn de l’avoir effrayée ainsi. Mais Galad était avec lui. Plus grand que son compagnon, il marchait avec une grâce de danseur et la puissance contenue d’un véritable athlète aux muscles longilignes. Longues et fines, ses mains aussi évoquaient à la fois l’élégance et la force. Quant à son visage… Eh bien, c’était tout simplement le plus bel homme que Min avait jamais vu !
— Arrête de sucer ton doigt ! lança Gawyn, souriant. Nous savons que tu es une adorable petite fille. Inutile de nous en faire la démonstration.
Rosissant, Min retira son doigt de sa bouche et se retint de foudroyer l’insolent du regard – une réaction qui n’aurait pas collé au personnage d’Elmindreda. Gawyn n’avait pas eu besoin des ordres ni des menaces de la Chaire d’Amyrlin pour garder le secret de son amie, car il avait suffi qu’elle le lui demande, mais il ne manquait pas une occasion de la taquiner sur son « personnage ».
— Ne te moque pas d’elle, Gawyn, intervint Galad. Maîtresse Elmindreda, il n’avait pas l’intention de te froisser. Mille excuses, mais ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés ? Quand tes yeux lançaient des éclairs sur ce jeune impertinent, j’ai eu l’impression qu’on se connaissait.
Min baissa pudiquement les yeux.
— Seigneur Galad, si je t’avais croisé, je ne t’aurais sûrement pas oublié, minauda-t-elle de sa plus belle voix de jeune écervelée.
Furieuse de s’être trahie, la jeune femme rougit de colère, une réaction qui ajouta de la crédibilité à son personnage de jeune donzelle effarouchée.
Elle ne se ressemblait plus du tout, dans ce rôle, la robe et la coiffure faisant seulement fonction d’adjuvants. Lors d’une visite en ville, Leane avait acheté un incroyable assortiment de crèmes, de poudres et d’autres substances bizarres hautement parfumées. Impitoyable, elle avait formé Min jusqu’à ce qu’elle soit capable d’utiliser ces cosmétiques en dormant. Désormais, elle avait des pommettes clairement dessinées et des lèvres bien plus rouges qu’à l’accoutumée. Du fard mettait en valeur ses paupières et une poudre très fine faisait ressortir ses cils, agrandissant artificiellement ses yeux. Rien à voir avec elle, en d’autres termes !
Quelques novices l’avaient complimentée pour sa beauté et il arrivait qu’une Aes Sedai la traite de « très jolie fille ». Bien entendu, elle détestait ça. Si la robe était superbe, certes, elle abominait tout le reste. Mais quand on optait pour un déguisement, il fallait jouer le jeu jusqu’au bout.
— Oui, si tu le connaissais, tu ne l’aurais pas oublié, marmonna Gawyn, non sans amertume. Je ne voulais pas te déranger en plein travail. Ce sont bien des hirondelles que tu brodes ? Mais tu es sûre, pour le jaune ?
Min rangea le canevas dans son nécessaire.
— Mais je voulais ton avis sur cet ouvrage, dit Gawyn en glissant dans la main de la jeune femme un petit livre relié de cuir visiblement très vieux. Explique à mon frère que c’est absurde. Toi, il t’écoutera peut-être.
Min étudia le livre. La Tradition de la Lumière, par Lothair Mantelar. Puis elle le feuilleta et lut un passage au hasard :
— « En conséquence, oublie toute idée de plaisir, car le bien est une pure abstraction, un idéal cristallin et limpide dont les émotions humaines troublent l’éclat. Surtout, ne soigne pas la chair. Elle est faible et inutile, alors que l’esprit est fort. Les sensations occultent la raison et les passions sont les ennemies des actes vertueux. Que ta joie vienne de ta rectitude et de rien d’autre. »
Effectivement, un tissu d’âneries…
Min sourit à Gawyn – un demi-rictus, plutôt.
— Une telle profusion de mots… Seigneur Gawyn, j’ai peur de ne pas connaître grand-chose aux livres. J’ai toujours eu envie d’en lire un, c’est vrai, mais le temps file si vite… Arranger mes cheveux me prend chaque jour des heures. Au fait, ma coiffure te plaît ?
La stupéfaction de Gawyn faillit faire s’esclaffer Min. Mais elle opta pour un rire de gorge. Pour une fois, rouler le jeune homme dans la farine était une pure joie. Avec un peu de chance, elle pourrait recommencer. Décidément, se déguiser offrait des possibilités insoupçonnées. Ce séjour à la tour se révélant ennuyeux et frustrant, elle avait bien le droit de se distraire un peu.
— Lothair Mantelar est le fondateur des Capes Blanches, grogna Gawyn. Les Capes Blanches !
— C’était un grand homme ! s’exclama Galad. Un philosophe épris d’un noble idéal. Les Fils de la Lumière ont parfois été… excessifs au cours de leur histoire, c’est vrai, mais ça ne change rien.
— Les Capes Blanches, vraiment ? répéta Min en frissonnant comme une oie… blanche. Des hommes terribles, d’après ce qu’on dit. On les imagine mal en train de danser, pas vrai ? Messires, vous croyez qu’il y aura un bal bientôt ? Les Aes Sedai ne semblent pas aimer la danse, et moi, c’est une de mes passions.
Gawyn faillit s’en étrangler d’indignation rentrée.
— J’ai peur que non, répondit Galad en reprenant à Min son précieux traité de philosophie. Les Aes Sedai sont trop occupées par… hum, leurs propres affaires. Si j’entends parler d’un bal convenable, en ville, je serai ton cavalier. Ainsi, tu n’auras pas peur d’être embêtée par ces deux vauriens.
Galad sourit à Min. Pour lui, ce n’était qu’une manifestation de courtoisie, mais la jeune femme en eut le souffle coupé. Les hommes n’auraient pas dû avoir le droit de sourire ainsi…
Min eut besoin d’un moment pour comprendre qui étaient les « deux vauriens » mentionnés par le prince. Censés avoir demandé la main d’Elmindreda, ces deux idiots avaient failli se battre parce qu’elle ne parvenait pas à se décider. Se sentant harcelée, elle avait cherché refuge dans la tour, prétendument parce qu’elle ne pouvait pas cesser de les encourager tous les deux. La fable qui expliquait sa présence ici, tout simplement.
C’est cette robe… Dans mes vêtements, je serais capable d’aligner deux pensées cohérentes.
— J’ai remarqué que la Chaire d’Amyrlin te parle tous les jours, dit Gawyn. A-t-elle évoqué notre sœur Elayne ? Ou Egwene al’Vere ? Saurait-elle où elles sont ?
Min aurait donné cher pour frapper le prince et lui faire un œil au beurre noir. Il ignorait pourquoi elle jouait la comédie, certes, mais il avait accepté de l’aider à incarner Elmindreda, et voilà qu’il la reliait à des femmes dont tout le monde savait, à la tour, qu’elles étaient des amies de Min.