— Il nous faut trouver une explication à ta présence ici, marmonna Siuan. Quelque chose qui n’incite pas à croire que tu es davantage qu’une jeune écervelée.
Les deux Aes Sedai se levèrent. Siuan fit le tour de la table de travail tandis que Leane se dirigeait vers la porte.
— Prends le siège de la Gardienne, petite ! Allons, dépêche-toi ! Et maintenant, tire franchement la tête. Non, n’aie pas l’air en colère, mais boudeuse. Baisse les yeux et mordille-toi la lèvre inférieure. Je vais finir par t’obliger à porter de gros rubans rouges dans les cheveux, si ça continue ! Oui, c’est bien… Leane, tu peux ouvrir. (Siuan plaqua les poings sur ses hanches et haussa le ton.) Et si tu oses encore entrer ici à l’improviste, je n’hésiterai pas à mettre mes menaces à exécution !
Leane ouvrit la porte pour révéler une novice qui tressaillit en entendant la phrase de Siuan, puis qui se fendit d’une profonde révérence tandis que la dirigeante faisait la liste des menaces en question.
— Deux messages pour la Chaire d’Amyrlin, Aes Sedai, dit enfin la novice à Leane. Délivrés par des pigeons.
La novice comptait parmi celles qui avaient complimenté Min pour sa beauté. Les yeux écarquillés, elle tentait de regarder par-dessus l’épaule de la Gardienne.
— Ce qui se passe ici ne te concerne pas, mon enfant, lâcha Leane. (Elle s’empara des deux petits cylindres en os.) Retourne d’où tu viens.
Avant que la novice eût fini de se redresser, la Gardienne lui claqua la porte au nez. Puis elle s’appuya au battant et soupira :
— Tous les sons inattendus me font sursauter depuis que tu m’as dit que… (Se reprenant, Leane approcha du bureau.) Deux messages de plus, mère. Dois-je… ?
— Oui, ouvre-les, coupa Siuan. Je parie que Morgase a décidé d’envahir le Cairhien. Ou que les Trollocs ont balayé les défenses des Terres Frontalières. Ça couronnerait les autres catastrophes…
Min ne bougea pas de son siège. Les menaces de Siuan lui avaient paru sinistrement réalistes…
Leane étudia le petit sceau de cire rouge qui fermait un des cylindres, constata avec une satisfaction évidente qu’il n’avait pas été forcé, et le fit sauter d’un coup d’ongle net et précis. Puis elle utilisa un cure-dent en ivoire pour extraire le message enroulé glissé à l’intérieur.
— C’est presque aussi grave qu’une victoire des Trollocs, mère, annonça-t-elle. Mazrim Taim s’est évadé.
— Par la Lumière ! s’exclama Siuan. Comment ?
— Le message dit simplement qu’il a été libéré pendant la nuit, très discrètement. Deux sœurs y ont quand même laissé la vie.
— Que la Lumière éclaire leur âme ! Mais quand un homme comme Taim est libre – surtout avant d’avoir été apaisé – ce n’est pas l’heure de pleurer nos mortes. Où cela s’est-il passé, Leane ?
— À Denhuir, mère, un village à l’est des collines Noires, sur la route de Maradon, un peu au-dessus de la source des rivières Antaeo et Luan.
— Une intervention de ses partisans, sans nul doute… Les imbéciles ! Pourquoi n’ont-ils pas reconnu leur défaite ? Leane, choisis une dizaine de sœurs fiables… (Siuan fit la grimace.) Fiables ? Si je savais quelles sœurs sont plus loyales qu’un fichu brochet, je ne serais pas dans une si mauvaise situation que ça… Fais de ton mieux, Leane. Une dizaine de sœurs et cinq cents gardes. Non, mille !
— Mère, s’inquiéta la Gardienne, les Capes Blanches…
— … ne tenteront pas de traverser les ponts si je relâche ma surveillance. Les Fils croiront à un piège, Gardienne. En revanche, comment savoir ce qui guette l’expédition ? Il faut que tous ses membres s’attendent au pire. Et bien entendu, Mazrim Taim devra être apaisé dès qu’on l’aura repris.
Leane en resta stupéfiée.
— La loi…, souffla-t-elle.
— Je la connais aussi bien que toi, mais pas question qu’il s’échappe de nouveau sans avoir été apaisé. Je ne veux pas être confrontée à un nouveau Guaire Amalasan. Pas avec tout ce qui nous tombe déjà dessus.
— Bien, mère, souffla Leane.
La Chaire d’Amyrlin prit le second cylindre à la Gardienne et le brisa en deux pour en extraire le message.
— Enfin, de bonnes nouvelles ! s’exclama-t-elle quand elle eut fini de lire. La fronde a été utilisée. Et le berger brandit l’épée.
— Rand ? demanda Min.
— Qui d’autre, mon enfant ? La Pierre est tombée. Rand al’Thor, le berger, détient Callandor. Maintenant, je peux agir. Leane, convoque le Hall de la Tour pour cet après-midi. Non, pour ce matin !
— Je ne comprends pas, avoua Min. Tu as dit que les rumeurs concernaient Rand. Alors, pourquoi convoquer le Hall ? Que peux-tu faire qui était impossible avant l’arrivée de ce message ?
Siuan eut un rire de petite fille.
— La nouveauté, c’est que je peux annoncer avoir reçu d’une Aes Sedai un message affirmant que la Pierre est tombée, et qu’un homme s’est emparé de Callandor. Une prophétie réalisée ! Assez pour me servir, en tout cas. Le Dragon s’est réincarné. Les conseillères bougonneront et discutailleront, mais aucune ne pourra s’opposer à ma conclusion : la tour doit guider cet homme ! Désormais, je peux m’engager ouvertement à ses côtés. Enfin, presque ouvertement…
— Mère, agissons-nous comme il le faut ? demanda Leane. S’il détient Callandor, c’est qu’il est bien le Dragon Réincarné, mais il peut canaliser le Pouvoir. Un homme capable de ça… Je l’ai vu une seule fois, mais je l’ai trouvé étrange. Pas seulement parce qu’il est ta’veren. Mère, est-il si différent de Taim, si on va au fond des choses ?
— Ma fille, la différence, c’est qu’il est le vrai Dragon Réincarné. Taim est un loup – peut-être enragé. Rand al’Thor est le chien de berger qui nous aidera à vaincre les Ténèbres. N’ébruite pas son nom, Leane. Mieux vaut ne pas trop en révéler, pour l’instant.
— Comme tu voudras, mère, répondit la Gardienne, toujours dubitative.
— Et maintenant, file ! Je veux que le Hall soit réuni dans une heure. (Siuan regarda la Gardienne sortir puis refermer la porte derrière elle.) Il pourrait y avoir plus de résistance que prévu…
— Mère, tu ne penses pas que…
— Il n’y a pas de véritable danger, mon enfant. Pas tant que ces femmes ignoreront depuis quand je suis impliquée auprès du jeune al’Thor. (Siuan relut le message et le laissa tomber sur le bureau.) Je regrette que Moiraine ne m’en dise pas plus.
— Pourquoi est-elle si laconique ? Et pour quelle raison est-elle restée silencieuse si longtemps ?
— Encore des questions ? Celles-là, tu devras les poser à Moiraine. Depuis toujours, elle n’en fait qu’à sa tête. Tu devras l’interroger, mon enfant.
Sahra Coventry jouait de la binette sans grande conviction. L’œil morne, elle étudiait les diverses mauvaises herbes qui envahissaient les plants de choux et de bettes.
Maîtresse Elward n’était pourtant pas une mauvaise patronne. Plus coulante que la mère de Sahra, en tout cas, et bien plus facile à vivre que Sheriam.
Mais Sahra n’était pas venue à la Tour Blanche pour se retrouver de nouveau dans une ferme en train de sarcler alors que le soleil se levait à peine. Ses robes blanches de novice pliées dans ses bagages, elle portait une sorte de sac en laine marron qui aurait très bien pu avoir été cousu par sa mère. Pour qu’il ne traîne pas dans la poussière, elle avait attaché l’ourlet au niveau de ses genoux.
Quel sort injuste ! Elle n’avait rien fait. Absolument rien !