Pliant ses orteils dans la terre retournée, elle foudroya du regard le chiendent indestructible et canalisa le Pouvoir avec l’intention de carboniser ce qu’elle n’avait pas l’énergie de sarcler. Des étincelles crépitèrent autour de la plante parasite qui commença à se faner. Sahra l’arracha du sol et la chassa aussitôt de ses pensées. S’il y avait une justice en ce monde, le seigneur Galad s’égarerait lors d’une partie de chasse et demanderait son chemin à la ferme…
S’appuyant à sa binette, la jeune femme s’abandonna à une douce rêverie. Amenée à guérir le beau prince des blessures dues à une chute de cheval – dont il n’était pas responsable, bien sûr, car c’était un cavalier hors du commun –, elle le voyait la hisser en selle devant lui et l’entendait déclarer qu’il voulait devenir son Champion. Dans cette configuration, elle appartenait bien sûr à l’Ajah Vert, et…
— Sahra Coventry ?
Sahra sursauta en s’entendant appeler d’un ton peu amène, mais ce n’était pas maîtresse Elward. Se redressant, elle fit la révérence la plus élégante possible, dans sa ridicule situation.
— Bien le bonjour, Aes Sedai… Venez-vous pour me ramener à la tour ?
L’Aes Sedai avança sans se soucier que l’ourlet de sa robe traîne dans la terre du potager. Malgré la chaleur matinale déjà accablante, elle portait une cape dont la capuche relevée dissimulait ses traits.
— Avant de quitter la tour, tu as conduit une visiteuse devant la Chaire d’Amyrlin. Une femme qui se faisait appeler Elmindreda.
— Oui, Aes Sedai, répondit Sahra, troublée.
Elle n’aimait pas la façon dont l’Aes Sedai avait parlé, sous-entendant qu’elle avait définitivement quitté la tour.
— Dis-moi tout ce que tu as vu et entendu pendant que tu étais avec cette femme. Je veux tous les détails.
— Aes Sedai, je n’ai rien entendu… La Gardienne m’a renvoyée dès que…
La douleur força Sahra à arquer le dos. Alors que ses orteils s’enfonçaient dans la terre, le spasme sembla durer une éternité. Luttant pour reprendre son souffle, la jeune femme s’aperçut qu’elle était tombée, la joue contre le sol et les doigts le labourant. Mais quand avait-elle basculé en avant ? Du coin de l’œil, elle voyait le panier à linge de maîtresse Elward renversé, des draps encore humides gisant dans la poussière. Dans sa confusion, elle songea que c’était bizarre. Moria Elward n’était pas femme à traiter ainsi du linge propre.
— Tous les détails, mon enfant, dit l’Aes Sedai.
Elle regardait Sahra de haut sans esquisser un geste pour l’aider. Cette sœur venait de l’agresser, et les choses n’auraient pas dû se passer ainsi.
— Je veux savoir à qui Elmindreda a parlé et t’entendre répéter tout ce qu’elle a dit, à la moindre nuance près.
— Aes Sedai, elle a parlé au seigneur Gawyn. C’est tout ce que je sais.
Sahra éclata en sanglots, certaine que la sœur ne serait pas satisfaite par cette réponse.
Elle ne se trompait pas. Son calvaire continua, et quand elle cessa enfin de crier, l’Aes Sedai quitta la ferme désormais plus silencieuse qu’un cimetière, n’était le caquètement des volailles.
18
Sur les Chemins
Alors qu’il finissait de boutonner sa veste, Perrin regarda sa hache, toujours accrochée là où il l’avait laissée après qu’elle eut failli le tuer. L’idée de porter de nouveau cette arme le révulsait. Il la décrocha pourtant et boucla sa ceinture autour de sa taille. Puis il attacha son marteau à ses sacoches de selle pleines à craquer. Hissant son paquetage sur une épaule, il prit son carquois et récupéra son arc long.
À la lumière déjà chaude du soleil qui filtrait des étroites fenêtres, le lit défait était désormais l’unique preuve que la chambre avait eu un occupant. La pièce semblait vide et elle sentait comme si c’était le cas. Même s’il captait encore sa propre odeur qui montait des draps, Perrin n’était déjà plus chez lui. À vrai dire, cela faisait beau temps qu’il se sentait étranger partout où il allait. Toujours prêt à partir en catastrophe, il ne s’était installé nulle part, comme il convenait pour un éternel voyageur.
Mais là, je rentre chez moi.
Sans un regard pour la chambre, il sortit et ferma la porte derrière lui. Assis à même le sol, sous une tapisserie où un homme à cheval chassait des lions, Gaul se leva souplement. Armé jusqu’aux dents, le guerrier s’était également muni de deux outres, d’une couverture enroulée et d’une petite casserole attachée à l’étui en cuir ouvragé de son arc.
— Où sont les autres ? demanda Perrin, constatant que l’Aiel était seul.
— C’est trop loin de la Tierce Terre… Je t’avais prévenu, Perrin : vos pays sont trop mouillés et on a l’impression d’y respirer de l’eau. En plus, les gens y sont entassés les uns sur les autres. Mes frères en ont plus qu’assez des terres exotiques.
— Je comprends, dit Perrin.
Ainsi, il ne pourrait pas compter sur du secours. Aucun régiment d’Aiels pour bouter les Capes Blanches hors du territoire de Deux-Rivières. Une terrible déception, surtout après avoir cru qu’on avait une chance d’échapper à son destin. Mais ce n’était pas une surprise, loin de là. Alors, à quoi bon se lamenter ? Quand le fer se brise sous le marteau, on le reforge, et voilà tout.
— Tu as eu du mal à faire ce que je t’ai demandé ?
— Pas le moindre… Chaque fois, j’ai dit à un Tearien d’apporter un des objets que tu voulais aux écuries de la porte du Mur du Dragon – un livreur par article ! Ces hommes se sont peut-être vus aux écuries, mais ils ont sans doute pensé que les articles étaient pour moi, et ils ne vendront pas la mèche… La porte du Mur du Dragon… De là, on dirait que la Colonne Vertébrale du Monde est proche de Tear, alors qu’elle en est à près de cent lieues. (L’Aiel hésita.) La jeune femme et l’Ogier ne font pas vraiment dans la discrétion, Perrin. Ton amie s’est efforcée de dénicher le trouvère et elle a claironné partout qu’elle allait emprunter les Chemins.
Perrin se gratta la barbe et émit une sorte de grognement.
— Si elle me fait remarquer par Moiraine, je jure qu’elle ne pourra pas s’asseoir pendant une semaine !
— Elle est très adroite avec ses couteaux…, fit remarquer Gaul d’un ton détaché.
— Pas assez pour moi. Surtout si elle m’attire des ennuis.
Perrin hésita. Puis il se jeta à l’eau.
— Gaul, s’il m’arrive malheur ou si je te le demande, conduis Faile en sécurité.
Sans le détachement d’Aiels tant espéré, la potence guettait toujours l’apprenti forgeron…
— Elle refusera sans doute de partir, mais ne tiens pas compte de son avis. Fais-la sortir du territoire de Deux-Rivières. C’est entendu ?
— Je ferai de mon mieux, Perrin. Une dette de sang m’y oblige, tu le sais très bien.
Gaul paraissait plus que dubitatif. Mais les couteaux de Faile, Perrin le savait, ne suffiraient pas à l’arrêter.
Autant que possible, les deux compagnons empruntèrent des couloirs déserts et des escaliers de service. Perrin se surprit à regretter que les architectes n’aient pas songé à réserver des couloirs aux domestiques. Cela dit, les larges corridors décorés de riches tapisseries et vivement éclairés se révélèrent tout aussi vides que les autres – en particulier, on n’y apercevait pas l’ombre d’un noble.
Quand Perrin en fit la remarque, Gaul lui fournit immédiatement l’explication :
— Rand al’Thor a convoqué ses fidèles vassaux dans le Cœur de la Pierre.
Perrin se contenta de hocher la tête. Intérieurement, il pria pour que Moiraine soit elle aussi « invitée » à la réunion. Rand avait-il imaginé une petite mise en scène pour l’aider à s’en aller discrètement ? Que ce soit le cas ou non, Perrin n’était pas du genre à se plaindre parce que la mariée était trop belle. En conséquence, tout ce qui pouvait lui faciliter la vie était bienvenu.