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San-Antonio

Un os dans la noce

Pour Bernard ROYNEAU,

San-antonien distingué,

Amicalement,

S.-A.

I

Ils disent que la Terre est chaude.

Nourricière. Le blé qui lève. Tu parles…

Glaciale, à la vérité. Elle est un iceberg brun, la Terre, et rien d’autre. Astre presque éteint. T’as déjà vu germer un mort, toi ? T’en as rencontré des frais repoussés, avec tout plein de rameaux neufs ? Bien proprets, régénérés, purifiés de la pensarde par leur séjour dans l’humus ? Zob et zobanche, mon camarade ! La terre, elle t’happe. Gloup ! Te digère, t’entraîne dans ses incommensurables froidures.

Je pense à ça, allongé sur le plancher de ma chambre. J’ai des périodes que ça me prend, l’horreur du lit. Où j’en ai quine de sa moelleur. Le régime matelas m’horrifie. Terrain à baisanche only. Le repos, le vrai véritable, tu le prends à même le sol. Nu. La dure qui effraie tant dans l’armée. Un gus ne récupère de la vie qu’en se foutant à l’horizontale pendant un certain temps. Plus c’est dur et horizontal, mieux il se défatigue. C’est ça ou alors le nuage. Mais des nuages, en ce bel été mourant, y’a qu’à renfort de Davidoff number one que tu pourrais t’en fabriquer.

Bon, je pieute sur mon plancher. Un brin fakir, le San-A. ! Bientôt ce sera la planche à clous. L’inconvénient, c’est ce froid qui te gagne peu à peu. Pourtant y’a de la moquette sur le plancher de ma piaule. Et elle est située au premier étage, ma piaule. Et notre maison elle-même repose sur une cave de bonne dimension. Mais c’est plus fort que tout, le froid de la Terre. La bêbête qui grimpe, qui grimpe…

Vient te chercher à la sournoise.

T’investit les articulations, la viande, l’ensemble… Que même tes gentilles burnes emmitouflées glaglatent au bout de pas longtemps.

Je me relève. À genoux d’abord. Ça craque. Je ne forme qu’un bloc, salement marmoréen. Un effort surpuissant pour regagner mon plumard. Du coup, je me fais l’effet de baigner dans de la mousse Baobab.

La voix de Félicie me parvient. Elle est en train de lire une histoire à Antoine bis. Chaque matin, pendant le bain du chiare, elle le fait tenir pénard en lui détaillant quelque conte à la con. Il aime les sornettes, déjà, Toinet. Les bien croustillantes, démesurées, sottisantes. Le loup ! Toujours, t’as remarqué ? Le gros méchant loup qui est là, présent, omniprésent, pour-lécheur, la prunelle incandescente, prête à glouper les enfants pas sages. Becqueteur de grande vioque, de chaperon rouge, de chèvre de Monsieur Seguin, de Trois-petits-cochons… Pauvre cher vieux loup qui porte le bitos depuis des siècles, assume le plus dur des malentendus, supporte la plus inique des injustices. Un jour j’écrirai un truc pour ta défense. Un vrai conte d’enfant dans lequel j’expliquerai aux morgeons que la salope méchante bête c’est l’homme qu’il va devenir. Uniquement. Et que le loup, lui, est un bon toutou dont le seul péché est d’avoir faim dans le désert de ses steppes.

« Il était une fois un gentil petit loup que des salauds d’hommes… Il s’est battu toute la nuit, et au matin, l’homme l’a tué. » Car enfin, je te fais observer le ceci suivant : qu’est-ce qui pullule sur ton globe, l’homme ou le loup ? Qu’est-ce qui est en voie de disparition, le loup ou l’homme ? Quelle espèce a détruit l’autre ?

Et toi, grand lâche qui continues, fumier de raciste, à inculquer l’effroi à tes enfants en leur enseignant la cruauté de ta victime.

Félicie y met le temps, le ton… Sincère. Elle croira toujours au vilain loup, M’man.

Antoine pousse des exclamations, hasarde des questions :

— Le loup l’a mangé petit cochon ?

Je mate l’heure à ma pendulette de voyage (qui ne voyage jamais). Je rigole : 6h35 ! Pas mal pour un flic.

La journée sera rude.

Je me marie dans un peu plus de quatre heures. Soit à 11 heures pétantes à la mairie.

Tu parles d’un sport, une noce, lorsqu’il s’agit de la sienne ! Tout le monde croyait la chose impossible. Eh ben tu vois… Voilà. Marrida. Bagouze au doigt. Livret of family, avec plein de pages blanches à remplir.

Après tout, why not puisque je l’aime ?

Zoé.

Tu te rappelles ? Non ? T’as pas lu « J’ai essayé, on peut » ?

Un bouquin de toute beauté. Ben fallait, mon vieux, fallait. T’imagines pas que je vais te le résumer ici, sans blague. Que déjà la place m’est comptée pour élucubrer ! Tout ce que je peux te dire à ce propos, c’est que la môme Zoé s’était laissé piéger dans une béchamel drôlement poisseuse à cause de son frangin qui avait mal tourné. À notre première rencontre, elle m’a balancé une poignée de poivre moulu dans les carreaux. Ça démarrait mal, nous deux, tu conviens ? Mais tout de suite after nos relations sont devenues autres. Pas ce que tu crois. La limaille, j’y ai seulement pas songé, et c’est ce qui m’a alerté sur mes sentiments.

Surtout qu’elle est belle à t’en filer des spasmes vasculaires. Tu la contemples dix secondes, aussitôt te voilà avec des troubles visuels, auditifs, épidermiques et toutim. Non, s’agissait de l’amour vrai, pur et bleu, quoi ! Dans ces cas-là, on se rend à l’évidence d’abord, à la mairie ensuite.

Comme les copains.

Que t’ajouter encore ? Qu’elle plaît bien à ma Félicie et puis aussi, qu’elle est teintée. Ben oui, quoi : colored woman. Léger. Dans les tons ocre. Son papa était canaque à Nouméa. Une vraie déesse, si tu veux me permettre un terme galvaudé.

Je me lève.

L’homme confronté à ses plus grandes décisions a un comportement étrange. Il vit l’instant autrement que prévu. Ainsi, j’ai beau me dire : « Ça y est, c’est pour aujourd’hui », je ne parviens pas à me sentir autrement, à agir différemment ; le rituel de l’habitude m’emporte sur son flot tranquille. Salle de bains. Douche aux six jets cinglants. Ça réveille. La flotte impétueuse communique son énergie à l’individu engourdi. J’ébroue. Ensuite je règle le thermostat sur un 35 duraille à encaisser mais qui te propice l’ablution. Je m’oins à la ligne de flottaison. Gant de crin et peau de balle. Homard Chérif. L’éclat du neuf. Un brossage de dents en force. Préshave de chez Machinchouette. La tondeuse Braun. Le San-A. qui sort de sa salle d’eau est tellement miroitant qu’à son côté, le roi Soleil ressemblerait à une éclipse de lune. Mon caoua est déjà servi sur ma table de chevet. Je vois la vapeur sortir des naseaux de la cafetière ancienne. Une infinie nostalgie m’empare. Pourquoi ai-je l’impression qu’en me mariant, tout à l’heure, je vais commettre une formidable trahison ? Trahir ma vieille, ma cafetière, ma jeunesse. Trahir ce quelque chose de miraculeux qui subsiste en moi, vaille que vaille, et qui est un reliquat d’innocence.

Me faut un coup de doping. La voix de Zoé. Toute tiède.

Seulement elle doit dormir encore, ma fiancée. Tant pis, j’ai besoin d’être confirmé. Par sa bouche, l’avenir me versera des arrhes.

J’avale une tasse de jus odorant et je dévale jusqu’au tubophone. M’man est dans la cuisine, en compagnie de Mme Pintron, une vieille coiffeuse retraitée qui vient « l’arranger » pour la noce. Antoine joue avec une casserole cabossée qu’il préfère à tous ses jouets. Lui aussi « en sera ». On lui a acheté un gentil ensemble de velours noir, à col de dentelle. Félicie me sourit. Elle se tient assise, face à la porte ouverte, un peu gênée des mistifrisures qui lui sont prodiguées en ce lieu sacro-saint.