L’action, la chère action porteuse. Missi dominici des plus nobles pensées et des plus noires foutaises. L’aventure, cette poésie-loukoum, cette poésie-beignet, qui a un goût de sucre ou de friture ou des deux. L’aventure très chère et bon marché et qui fait bon marché de nos rêves. Ce soulignage de nos abandons… Con de Stevenson. Illustre grand con qui va m’écrire ça sous le nez, nonante années avant que je lui puisse répondre. Que de chance tu as eu d’aventurer ta prose. De la faire macérer dans du corsaire, dans du meurtre, dans de l’amour. De la peupler de cris et de coups de sabre. D’y faire rutiler des trésors au soleil d’îles mystérieuses. Que sinon, mon Steven con sans cédille, t’aurais droit au cimetière — même pas marin — des noircisseurs fadasses, des souilleurs de blanc, des arracheurs de plumes. Robinson paumé dans l’archipel du sombre oubli, à tout jamais. Et qu’avant toi, Stevenson-comme-la-lune, ton big Shakespeare le savait, qui te foutait du poison et du poignard à chaque paragraphe. Et que notre Corneille t’aurait fait bayer si, d’emblée, le comte morniflait pas le vieux don Diègue et si le camarade Cid ne lui filait pas en retour son tournebroche dans le placard. Toujours, action ! Aktion ! Très beaucoup pour chentil legdeur, yawohl. Zinon : fussillé ! ! ! Herr Stevenzon, suce ! Et plus schnell que ça !
Le voyage en camionnette ne dure pas très longtemps. Je nous sens pénétrer dans un hangar assez vaste, car le bruit du moteur s’y répercute comme le pet d’une chaisière dans une crypte.
Ici, les bruits ont une résonance profonde. Ça caverne, mon gars.
En plus, il fait frisquet. Note que ça n’est pas désagréable, vu la vigueur de cet été.
On rabat la ridelle de l’haridelle à essence.
Descendez, on vous demande ! Bonjour, Simone ! Vlang ! Une fois de plus, l’abominable manutentionnaire de San-Antonio me valdingue sur un sol peu accueillant, insensible aux exigences cruelles de la pesanteur.
Je dois avoir la bouille comme un hamburger pas cuit (le dessert des tartares). Encore trois escales dans ces conditions, et je serai déguisé en flaque.
J’avise un gigantesque hangar plein de barils et de courants d’air.
Une atroce odeur de poissecaille me chavire. Compliquée de remugles de saumure.
Après deux instillations de ce parfum, mon pote, tu tournes de l’œil rien que de voir la reproduction d’un couvert à poissons dans le catalogue de Manufrance.
La camionnette repart.
Je me mets à gésir dans un univers pestilentiel. Pour l’instant, personne n’a l’air de se préoccuper de moi. J’ai beau mater, je suis seul. Ça signifie quoi t’est-ce ce mic, hein, mac ?
Bien entendu, me connaissant comme je te connais, tu te dis que je vais essayer de me libérer.
Dont acte.
Mais macache, mon bonno. Je te l’avais signalé un peu plus qu’auparavant : ce vérolard de sparadrap dont on m’a entravé. Pis que de la mélasse ! Une araignée géante m’aurait encoconné, ça ne serait pas mieux. Tire que tires-tu, mon fieux, ça poisse Dudule. Je m’emmerdouille de grand rechef. Papier tue-mouche ! Me v’là déguisé en chewing-gum.
L’odeur de poisson me chavire le cœur. Si tu veux mon avis, je dois me trouver dans quelque conserverie. Là qu’on entasse et sale les anchois ou les harengs plus ou moins saurs. Qu’on tisse les filets de morue ! Oui, ça chlingue la morue en grosse quantité, renouvelée. Morue et re-morue. Breugh !
Un gros bruit de pas se produit. Juteux. Celui que fait un zig en marchant avec de grosses bottes. Le clapotis de l’amour multiplié par douze mille cinq cents. Coït d’éléphants, si tu vois où j’en viens ?
Le personnage m’arrive contre. Dans la position que je me trouve, je le découvre au dernier instant. Il est monumental, surtout vu d’en bas. La perspective ascendante, c’est un peu la déification de l’humain. Les mecs, pour les glorifier, faut les flasher en remontant.
L’arrivant est affublé d’une combinaison jaune, en tissu huileux. Il est chaussé de bottes verdâtres. Sa face est monstrueuse. On dirait une photo rapprochée de la lune. Comme la lune elle est ronde, grise et constellée de cratères.
Tu verrais la manière dont il me cramponne ! Une valise. Pas même : un attaché-case ! Il me chope par ma ceinture et m’emporte. J’implore le Seigneur de rendre ma ceinture suffisamment résistante pour l’usage qu’il en fait, sinon je vais encore m’emplâtrer le portrait sur le ciment. Selon moi, les intentions de cet homme à mon égard ne sont pas absolument pures, et il me réserve des surprises désagréables.
Le voilà qui s’approche d’une vaste cuve pas très haute, mais extrêmement large. La pire des odeurs s’en échappe. J’aurais pas ce bâillon placardé sous le pif, je dégobillerais avec grâce et volupté.
Le mastodonte m’imprime un balancement qui ne me dit rien qui vaille. Et puis : hop ! Il me valdingue par-dessus le rebord de la cuve.
Horreur et damnation !
Bout de la noye ! Putréfaction atroce ! L’immense bac circulaire est plein de poissons frais. J’ai jamais vu un tel débit de poissons ! La pêche de trois chalutiers, parole ! Je m’étale sur du moelleux effroyable, gluant, fluidifiant. Je fais de l’aquaplane sur cette masse mouvante. Je m’empuante. Si je remue je m’y enfonce.
Ça m’étouffe. Mon guignol taraboume comme un fou. Il doit avoir la forme d’un poisson, déjà. D’ailleurs, un poisson n’a-t-il pas la forme d’un cœur ?
J’efforce de demeurer immobile. Mais si je ne bouge pas, la masse qui me supporte, elle, remue sous mon poids. Elle floque. Ça gassouille.
Des anchois ! Je savais que ça fouettait également l’anchois. J’en reboufferai jamais plus de ma vie. Même dans une niçoise. Une quantité pareille, tu juges ?
Et crus ! J’en deviens poissecaille, par osmose. Je vire anchois. L’anchois du roi ! Ou le roi des anchois ! Faites votre anchois, mesdames, messieurs !
Tu trouves que c’est si beau que ça, toi, la mer ? Quand tu songes à toutes les saloperies de bestioles qu’elle contient ! Et « ils » prétendent qu’on sort de là, nous autres, les grands mammifères à deux pattes ! Je m’en voudrais. Jamais plus je traiterai mon prochain de barbeau, ni ma prochaine de morue. Je dirai plus que mes contemporains ont des gueules de raie. D’une femme qu’elle est plate comme une limande. Je m’obstruerai les écoutilles quand on me jouera « La Truite ». Frais comme un gardon ? À bannir, mon garnement. Souple comme une anguille ? Mon job ! Rouget de l’Isle ? Un con !
V’là qu’inexorablement, je m’engloutis dans cette mollasserie effroyable. Je fais naufrage dans le poisson ! Je coule aspic. À la volée j’essaie d’évoquer la hauteur de la cuve. Elle ne doit pas mesurer deux mètres. Faut absolument que je m’arrange pour couler les pieds en premier. Des fois que je parviendrai à garder la bouche hors d’anchois ? Si je bascule par les épaules (rien d’étonnant quand on a une tête aussi lourde), je vais périr étouffé. Alors achtung. J’opère une espèce de rétablissement. V’là que je frétille, mon z’ami. T’entends ? Je frétille ! Mets mes arpions en flèche pour une meilleure pénétration dans le cloaque. La masse m’absorbe. Me digère. J’enfonce. C’est lent, oppressant. Ça se referme sur moi. M’emprisonne odieusement. J’y suis jusqu’à la ceinture. J’ai des poissonnets dans le calbar, dans les poches, la raie culière (la vraie, reconnue d’utilité biblique). Je vais périr d’empoissonnement ! Ça te fait marrer, gredin ? Merci pour ta compassion. Je continue de me diluer dans cette mer d’écailles. M’en voici jusqu’au poitrail. Maman, pourvu que je touche bientôt le fond ! Un étau mou, mais puissant, m’enserre la poitrine. J’ai du mal à respirer. Faut qu’à la moindre goulée, mes cerceaux refoulent la masse fantastique. Toute l’appréhension dont un homme peut se prévaloir (pourquoi prévaloir ? Ça, j’en sais rien) se loge à l’extrémité de mes orteils. Les bouts de mes nougats deviennent fous. Curieux, hé ? Et vrai, ma saucisse ! Véridiquement vrai ! Les premières phalanges de mes membres inférieurs s’en-crampent d’horreur.