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J’ai de l’anchois dans les poils de ma valeureuse poitrine. Sous les bras. Il s’en coule de partout. C’est insinuant, un anchois. Oh là là là, que ça se faufile sournoisement ! C’est presque aussi incolmatable que l’eau d’où il sort.

Je descends toujours. Ça gluâtre à ma gorge. Ça me chatouille le menton. Mes panards en flèche attendent le terminus. Je mate le rebord de la cuve, jaugeant, jugeant. Finira, finira pas ? Un premier anchois caresse ma lèvre supérieure. Miracle ! Mon pied droit vient de rencontrer une surface solide. Le gauche aussi, une fraction de seconde plus tard. Je me laisse aller sur les talons. Là, bernique (si j’ose gastropoder de la sorte). Quand je repose de toute ma semelle sur le fond de la cuve, mon nez est, non pas immergé, mais anchoisé. Pour respirer, faut donc que je me tienne sur la pointe des targettes. Ce qui revient à dire, pour être précis, que je n’ai pas pied, mais seulement orteil.

J’en suis réduit, soit à ne pas respirer pour pouvoir me reposer, soit à me distendre pour pouvoir respirer. Si t’appelles pas ça une fâcheuse situation, mon garnement, c’est que tu es bien le con qu’annonçaient les prophètes.

Un rire plus gras qu’un sandwich aux rillettes me fait tourner la tête. J’aperçois mon précipiteur, hilare comme la lune dans les premiers dessins animés. Il s’est juché sur un piédestal et, accoudé au rebord de la cuve, il suit mon opération-survie avec beaucoup d’intérêt et de plaisir.

— C’était moins une, hein ? me dit-il.

Mon bâillon joint à une tonne d’anchois de première qualité m’ôte le plaisir de lui répondre, ce qui est crois-moi dommage pour la dialectique française et pour la franchise postale.

Après un bon moment de jouissance, ayant sans doute pris son fade en aparté, l’homme-lune se retire en déclarant :

— Continue sur ta lancée, bonhomme, je vais chercher du monde.

Son pas, auquel je n’ai jamais cru, décroît.

Or, donc, me voici seul.

Avec le bruit constant de la mer et mes gentils poissons.

Au bout d’un quart d’heure de cette gymnastique, je suis vanné, fourbu, au bord de l’évanouissement.

Mets-toi à ma place (ça me reprendra). Ne pouvoir respirer que par le nez, et au prix d’une gymnastique exténuante ; respirer des écailles en même temps qu’un oxygène faisandé ; être comprimé par un agglomérat, un agrégat de clupéidés, c’est un drôle de purgatoire. J’ai connu des gus qu’on été décolorés du Mérite civil pour moins que ça.

Marée fraîche ! Merci Pierre Hamp ! Je me cramponne à toi.

Enfin, le lunaire m’a annoncé de la visite, peut-être m’apportera-t-elle le salut ?

J’attends, en essayant de régulariser mes fonctions. Bruit ! Bruit, enfin !

Du monde se pointe. Combien de pas ? Deux ? Trois ?

Trois ! J’ai l’oreille subtile comme celle d’un éléphant. Je suis le Babar de l’esgourde, moi. Le Jumbo du décibel.

On traîne des caisses au bord de la cuve.

Effectivement : trois bustes surgissent, l’un après l’autre, comme des cibles de manège. L’homme-lune, Himker, plus un autre zig qui est peut-être bien le gus qui m’a convoyé de l’hélico au hangar.

Ces six yeux me dardent un bon coup. Puis Himker murmure :

— Il faut lui ôter son bâillon.

C’est gentil à lui, non ?

Mais pas facile à réaliser, car je me trouve hors de leur portée.

Le gus au vêtement huilé ne se laisse pas démonter par un tel problo. Nanti d’un lasso, il me repêche par le cou. Ne me manquait plus que ça ! Déjà que je suis aux trois quarts asphyxié…

Il hale sans se préoccuper de mes voies respiratoires. Je suffoque. Tourne de l’œil parmi les millions d’yeux qui m’environnent. Z’œils de merlan des anchois surchoix. Figés, glacés, vitrifiés, minéraux. Je les vois plus. Tout s’embrouillasse. Mon cerveau mal irrigué se met en réserve de la République. Bye bye mon ami…

Là, un léger blanc.

Le rush de l’oxygène dans mon garde-mou me reconnexe avec la vie.

Ils viennent de m’arracher le sparadrap qui me muselle. Sans ménagement, j’en ai le feu aux joues, comme une rosière qui choperait le mandrin d’un sadique, dans le métro, en croyant qu’il s’agit de la barre centrale.

— Vous m’entendez, commissaire ?

Je balbutie « oui ». Pendant toute mon enfance, j’ai cru que « oui » s’écrivait « voui ».

Parce que je prononçais voui.

Là, pris au plus juste de ma lucidité mal recouvrée, j’ai dû dire « voui ».

Un rire interne me secoue. Tu m’objecteras que ça n’est pas le moment, seulement si on ne rigolait pas quand on est dans la pistouille, quand donc se marrerait-on ? Quand tout va bien ? À quoi bon ! Le rire, dans le fond, c’est fait pour le malheur, la détresse.

Ces carnes molles m’ont rejeté aux produits de la mer. V’là que je re-sombre.

Doucettement.

— Parlons net, attaque Himker, si vous ne répondez pas à ma question, nous…

Encore !

Toujours le même topo : torture, questionnaire… Tu causes ou tu causes pas.

La bonne vieille « question » de jadis. That is the question. L’éternelle question. Celle qu’on met sur le tapis ou à l’ordre du jour. La question de temps et de confiance. La question-clé. Clé de toutes confidences. Clé des aveux les moins doux.

Parlez ou sinon…

Ou sinon tout. On te fera bobo très beaucoup. T’épluchera la prostate au couteau à huîtres. T’enfoncera des fers incandescents dans le radaduche. T’arrachera les ongles. T’oindra les plaies au beurre de piment. Te donnera des lavements à l’acide chlorhydrique… Et j’en passe.

L’éternelle pression, l’éternelle contrainte physique…

J’écoute à peine ses promesses, à Himker. Grosso modo, il est question de ma mort, quoi. Alors, que veux-tu ajouter ?

— Vous êtes prêt ? il termine.

Et moi, paisible comme Baptiste :

— Je ne saurais avoir une conversation sérieuse dans cette position, mon bon monsieur. Je ne vous répondrais qu’après avoir pris un bon bain chaud et passé des fringues qui ne sentent pas la marée.

Faut voir ce qu’une telle attitude peut donner.

Eh ben, mon canard, c’est le monumental fiasco. Le bide terrifie.

— Je crois que le commissaire n’est pas encore conditionné, mes amis, fait Himker. Nous reviendrons plus tard.

Et ces carnes s’en vont.

En attendant leur retour, malgré ma lutte farouche contre l’anchois envahisseur, je me pose la question suivante : « Qu’est-ce qu’Himker peut bien avoir à te demander ? Ne lui ai-je pas dit, à Paris, tout ce que je savais de l’affaire ? En ce cas, qu’espère-t-il ? J’ai eu tort de poser mes conditions : je perds du temps…

À moins que…

Une idée m’habite, comme l’écrivait Prosper Mérimée dans son traité sur le rôle de l’automobile au temps des pharaons.

Qui vaut ce que valent les bonnes idées lorsqu’on parvient à les mettre en pratique.

Je me remets à poireauter dans mes affres poissonneuses. Ce m’est de plus en plus difficile car, depuis qu’ils m’ont retiré le bâillon, j’ai la bouche en contact direct avec les anchois, et dès que j’ai le malheur d’écarter tant soit peu les lèvres, un vilain fripon se faufile dans ma gargouine.