Enfin, un laps de temps s’écoule, fatalement, et je perçois de nouveaux bruits de pas.
Dès que ceux-ci sont proches, je respire un bon coup et je me laisse couler dans la masse gluante. Quelle effroyable sensation, mon neveu. Mais faut tenir… It is ma seule little chance of salut, camarade.
Malgré le cataplasme d’anchois qui me recouvre, je décèle confusément des exclamations. Des interjections de toute beauté. Des onomatopées de belle venue.
L’air qui m’emplit les poumons me ressort lentement des naseaux. Je sais que lorsque mon gaz carbonique sera évacué faudra que je choisisse entre l’asphyxie ou le renoncement. À moins que mes gredins ne fassent fissa pour me récupérer.
— L’échelle, vite !
Je suis pratiquement certain d’avoir perçu cette phrase. La cuve vibre. J’étouffe… Ma raison vacille. Une opacité interne me prend, m’emporte.
Malgré tout, sagace comme un pape, je sais ce qu’ils sont en train de maquiller. Ils placent une échelle en travers de la cuve. L’homme au ciré jaune s’avance sur cette passerelle improvisée. Il se penche, sa main s’enfonce dans l’anchois, tâtonne, m’alpague par le col.
M’hisse.
Il n’était que temps. J’aspire avec mesure l’élément indispensable à une parfaite régénération de mon sang. Tout en chiquant l’évanouissement intégral. Je me révulse les gobilles. Retrousse mes lèvres sur des dents d’agonie.
On m’arrache au cloaque pour Vendredi Saint.
On m’extrait de l’infernale cuve.
Je chois sur le sol. Ou plutôt : j’enchois !
Y reste flasque comme les poissons que je viens de quitter. Cachalot de San-A. Immobile.
— Il est mort ?
— Je ne sais pas.
— Vérifiez…
— Le cœur bat.
— Il faut le réanimer.
— De l’alcool ?
— Faites-lui préalablement la respiration artificielle.
— Il a les bras liés.
— Eh bien ! détachez-le, bon Dieu !
On cisaille à l’aide d’un couteau les larges bandes sparadreuses qui m’entravent…
L’homme au ciré me saisit les poignets, m’écarte les bras, me les ramène sur la poitrine. Il me souffle dans la gueule, ce connard. Drôle de bécot. Je suis pas fana d’une pelle masculine, les seize mille gonzesses qui sont passées entre mes bras m’ont habitué à mieux.
Une, deux…
Ouf, ça me désankylose. Bon exercice…
Une… deux…
Au bout d’un instant, il me lâche les bras pour m’appliquer ses deux mains contre l’Henri II, presser, retirer… Pompe, mon pote, pompe bien ! Ça te donnera des couleurs. Ma main droite, éclaffée au sol, sent un froid contact. Je devine le couteau dont on a coupé mes bandes adhésives.
Je m’en saisis avec les précautions que prend un horloger lorsqu’il répare une montre de dame en ayant la coqueluche.
Ce que je vais faire ne me botte pas. Mais que veux-tu que je fasse d’autre, Bazu ? Dans la vie il faut savoir choisir entre les autres et soi-même.
Je choisis.
Et également l’emplacement où je vais lui voter ses dix centimètres d’acier inoxydable. Juste au-dessus du bassin, à l’étranglement de la taille. C’est quoi, à cet endroit, docteur ? Le pancréas ou la rotule ?
J’assure le manche du ya dans ma dextre, la lame tournée vers l’intérieur de mon bras. Allez, au boulot, fils ! Basse-z’œuvre, soit. Mais, hein ? Bon !
V’zoum ! De toute ma force. Le paquet géant. Ça rentre d’un coup. Tellement que j’ai le tranchant de ma main contre la hanche du mec. Lui, une ou deux secondes encore, il continue d’exercer sa pression.
Puis il pousse un cri et s’allonge d’une masse, comme une statue renversée.
Les deux autres n’en reviennent pas.
Moi, si.
N’oublie pas, crème de nouille, que j’ai toujours les jambes entravées. Un grand coup de lame à la volée… Crra-aaac ! Est-ce suffisant ?
Le compagnon d’Himker me plonge dessus. Pour moi, c’est une bonne indication : ça veut dire qu’il n’a pas d’arme. Je lui administre un coup du manche de mon couteau sur la tempe. Ça le fait mollir. Je le repousse. Une série de balles s’annoncent. Tirées par Himker. Pile au moment où, d’une farouche détente, je refoulais mon agresseur. Il déguste tout dans le Rasurel. Himker en est tellement sidéré que sa main qui tient le flingue se met à pendre. Faut dire que le magasin doit être aussi vide qu’une boutique de frivolités dans le désert de Gobi.
Ne perds pas de temps, mon cher San-Antonio. L’heure des méditations et des considérations ésotériques est passée. S’agit de planquer tes os avec la bidoche qui s’agrippe après.
Je file comme un perdu vers l’entrée du local. Sur le moment je boitille biscotte mes baguettes trop longtemps ligotées. Mais la peur donne des ailes. Qu’Himker ait la présence d’esprit de remplacer son chargeur vide par un plein, et ce sera la fin de mes tribulations.
Donc, puisqu’il faut courir, courons.
C’est le mieux que je puisse faire pour moi, compte tenu de la gravité de l’instant. Les vacances aux Canaries, les parties de jambonneaux, la pêche à l’espadon, ce sera pour plus tard.
J’arpente de plus en plus vite. Mais cette conserverie est immense. Une première fois je me goure, attiré par la lumière. Piégé comme un papillon de nuit. La clarté tombe d’une vaste verrière dont les vitres sont fixes. Je décris prompto une courbe savante… De nouvelles balles me cherchent. Je contourne un baril, puis un autre.
Pan, pan, pan !
Ah ! voici la porte sur la gauche. Il reste une grande étendue à traverser. J’hésite. Himker a cessé de mitrailler. Son pas se rapproche. Je m’accroupis contre un baril. Que faire ? S’il vient jusqu’ici il me farcira car je me trouve dans un cul-de-sac. Jouer ma chance en sprintant vers la sortie ?
Bon, d’accord.
Mais à la seconde précise où je m’apprête à piquer un démarrage éclair, v’là le chauffeur bulgare qui s’annonce, un fusil mitrailleur à la main. Les détonations qui ont dû l’alerter, probable.
— Gardez l’issue ! crie Himker.
Qui est-ce qui l’a dans le prosibe ? Le brave petit San-A., mon pote. Pris entre deux feux, c’est le cas d’y dire. Alors ?
XIV
Alors, rien !
Dans ces cas précis, on maîtrise ses nerfs, on écoute son instinct et on garde confiance en son étoile. Les « bonnes étoiles » ne fonctionnent que pour ceux qui croient en elles. Elles ont horreur du doute, les garces. Les timorés les débectent.
Je me sens paisible, absolument relaxe, malgré que j’empeste l’anchois. Cette odeur-là, j’ai l’impression qu’elle va me coller après jusqu’à la fin de mes jours.
Rien de plus déshonorant pour l’homme qu’une odeur insoutenable. Puer est, de toutes ses tares, la pire.
Deux hommes pourvus d’armes à feu me coincent. Je n’ai pour me défendre qu’un couteau.
Et des barils !
Et du chou, aussi. Beaucoup de chou, mon général !
J’avise Himker qui essaie de me prendre à revers. Il élève le flingue. N’écoutant que ma présence d’esprit, je lance mon ya sur lui. Je n’ai jamais travaillé ce genre de numéro dans un cirque, mais je ne le réussis pas trop mal.
Ceux qui te disent qu’un couteau siffle pendant sa trajectoire avaient des bourdonnements d’oreille. En réalité c’est un animal des plus silencieux. La lame se fiche dans l’épaule d’Himker. Les balles arrosent le sol, en rond.
Je ne perds pas de temps à les compter. M’arc-boutant contre un tonneau de morue, je le fais basculer et, d’un magistral coup de pied, le propulse en direction de la porte dans l’encadrement de laquelle se tient Krakzecs.