Je chope mal au cœur, tellement mon shoot m’a endolori la cheville. Tu veux parier que je me la suis foulée ? Dans ma situation c’est un luxe (ou plutôt une luxation) que je ne peux m’offrir. Voilà pourquoi, ne tenant aucun compte de la douleur (je ne suis pas comptable, après tout) je fonce à la suite du baril. Le grand escogriffe (ce serait plutôt un escodent, car il a un clapoir en forme de gibus) exécute un pas de côté pour éviter le tonneau dandineur. D’accord, il va défourailler. Que veux-tu que j’y fasse ? Sinon une dinguerie qui me passe par le chignon et à laquelle je souscris d’office !
Magine-toi, mon très cher frère, que je sors mon mouchoir de ma vague et que je me mets à le brandir en hurlant :
— Camarade ! Camarade !
Tout en fonçant sur le Bulgare (à tes burnes).
Un vrai truand commencerait par m’arroser de gauche à droite, puis de bas en haut, avant de me demander à quoi rime cette pantomime. Ben lui, non, tu vois. Dans le fond, c’est p’t’être un poète. Tu crois qu’il lit Apollinaire dans le texte, toi ? Il a une merveilleuse période d’indécision, regardant tantôt mon mouchoir immaculé comme la conception, tantôt mon visage hilare (car j’ai le trait de génie de rigoler tout grand en bramant mon « camarade, camarade »). Il ne sait plus, comprends-tu ? La folie déroute toujours. Elle prend au dépourvu l’homme dit raisonnable.
Moi, ça me suffit, cette légère rémission, pour me pointer à distance suffisante et lui décocher un coup de saton (le pied qui me fait mal, justement, tu vois que je ne suis pas feignant) en plein dans le siège de son amour-sale. T’entendrais ce cri de cormoran qu’il pousse. En pur bulgare ! Avec l’accent et tout. J’ignore comment on n’hurle « mes couilles », dans sa république boltronique, mais j’ai idée que ça ressemble un peu à chez nous. Doit comporter la même racine…
Il en prend plein les tiroirs de son kangourou. Négligeant de lui prescrire des compresses froides, je me rue à l’extérieur.
La première chose que je vois, c’est pas une chose, mais une personne.
Du moins ça l’a été jadis.
Un très vieillard loqué en pêcheur breton. Tellement chenu, délabré, minuscule à force de grand âge, que ses grands-parents doivent lui interdire de sortir quand il y a le vent d’ouest.
Il est assis sur la première marche de l’escalier d’un menhir. Il en a le droit car il est depuis longtemps, en même temps que dans l’enfance, tombé dans le dolmen public.
— Salut, père Mathurin, je l’aborde, pouvez-vous m’indiquer le chemin de la gendarmerie, je vous prie ?
Le vénérable masturbe le chef et me répond quelque chose dans une langue que je n’ai pas l’heur de fréquenter et qui pourrait bien être du gaélique assermenté.
J’ai beau reposer ma question en anglais et en articulant ancien, l’homme entrave que pouic.
Gâtisme ? Surdité ? La conjoncture est ouverte, fais gaffe de ne pas tomber dedans.
Renonçant à me faire comprendre, je poursuis ma route. Personne ne me suit. Il est probable que Himker et sa bande ont les jetons de mon évasion. Ils doivent mettre des anchois dans leur panier pique-nique et se tailler sous d’autres cieux.
Maintenant, que je t’affranchisse : l’endroit où je me trouve est une lande pelée et mauve, mamelonnée et agrémentée de rochers d’un blanc cru sur lesquels le soleil se casse les rayons.
Le chemin caillouteux monte. J’avise, de-ci, de-là, quelques maisons basses qui m’ont l’air aussi désertes que le salon d’un député non réélu. Les orties leur grimpent contre. Leurs volets pendent comme des envies de pisser d’académicien et la plupart des cheminées s’écroulent sur le toit qui les portait (père Noël verboten !).
Je me retourne fréquemment, craignant une poursuite. Mais, non, rien. Le ruban gris (de toute beauté, cette image) reste désert. Je n’aperçois que le toit en dents de scie de la conserverie. Et la tache bleue du minuscule vieillard adossé à son menhir. Sur la droite, un petit port naturel où chahutent quelques barcasses en triste état. Je m’offre un tour d’horizon. Une île, mon mec ! Même pas : un îlot. Dans le centre dudit, un groupe de maisons qui, elles, paraissent habitées vu que de la fumaga s’en échappe.
Je presse le pas.
Le ronron d’un moteur me fait dresser tu sais quoi ? L’oreille ! Je me détourne et qu’aspers-je ? La vieille camionnette déglinguée qui m’a transporté à la conserverie. Tudieu : elle est pleine de bougres.
Y’en a dedans, derrière, et même sur les marchepieds. Himker a convoqué la troupe avant de me donner la chasse. Il a compris qu’il ne fallait pas trop bricoler avec moi, que j’étais un coriace avec des idées.
Alors ça radine.
Heureusement que les véhicules à essence sont rares sur cet îlot et que mes poursuivants ne disposent que de cette vénérable relique pour me courser.
Je pique un sprint en direction de la première maison du village. Joie ! Il s’agit d’une école. Modeste, mais d’autant plus émouvante. École, c’est écrit dessus.
En rosbif. School house !
Des petites voix grêles ânonnent des trucs en anglais. Donc, je ne suis plus en France, mais dans une île dépendant du Royaume-Uni. Ici, les écoliers apprennent que Jehanne d’Arc était une cinglée et Napoléon un va-de-la-gueule.
Qu’Henry VI était indubitablement roi de France et que ça n’est pas Pasteur, mais Flemming qui a découvert le sérum antirabique.
J’escalade quatre marches. Pousse une porte… Une classe minuscule ; avec cinq élèves seulement, dont je ne perds pas de temps à soulever les blouses pour découvrir à quel sexe ils appartiennent. Une mignonne institutrice est debout à un tableau noir sur lequel est écrit, en français : « Mon tailleur est riche » (ce qui n’a rien d’étonnant quand je me réfère aux prix qu’il m’applique).
Les mouflets épèlent. La fille est ravissantissime. Et même davantage again.
Ma venue la fait tressaillir.
— Que désirez-vous ? s’enquiert la toute belle, une sorte d’espèce de rousse avec des postillons de soleil plein le minois et un regard dont le bleu n’attend qu’une promenade dans la prairie pour virer au vert.
— Please ! lui lancé-je en restant dans le couloir.
Intriguée, elle s’avance. Mais je fouette si tellement la merluche qu’elle stoppe à trois pas et a un haut-le-cœur.
Je lui virgule ma brèmouze de poulardin.
— J’appartiens à la police française et des gens de mauvaise mentalité sont à mes trousses, miss, pouvez-vous me cacher et, ensuite, alerter mes confrères britanniques ?
Elle défrime ma carte ; vainc sa panique olfactive et s’empresse d’aller délourder une porte basse, au fond du couloir.
— Mettez-vous ici !
C’est le placard à : balais, seaux, combustibles, etc. J’engouffre. Elle relourde au verrou.
Il fait plus sombre dans ce cagibi que dans le prose d’un ramoneur. L’odeur du charbon se met à concurrencer celle de mes fringues, mais elle abandonne vite la partie (en english : the party) pour cause d’insuffisance. Si les gredins qui me coursent se pointent dans l’école, sûr qu’ils me retapisseront au fumet. Justement, j’entends discutailler dans le coinceteau. Pourvu que la petite maîtresse ne se trouble pas…
Au bout d’un instant, le bruit de conversation cesse. Des voix juvéniles déclament en chœur ces cinq fabuleuses syllabes qui me vont droit à l’âme :
« Maon thailleûr hé ritche. »
Ouf, sauvé ?
Un léger quart de plombe plus tard, un martèlement de galoches éveille le plancher du couloir. Bruit caractéristique d’une porte vitrée dont les carreaux commencent à se desceller. La marmaille s’égaye à l’extérieur. Le pas léger de l’institutrice vient jusqu’à moi et la serviable demoiselle me déverrouille.