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Moi, ma position est ambiguë, si tu veux me permettre un terme savant. Parce que, mon bon camembert-à-pieds, mes deux choses lune : ou bien je laisse planer le doute, et ils me tortureront sans me buter ; ou bien je parviens à les persuader que je ne suis pour rien dans le second rapt du macchab, et alors ils se déferont de moi rapidos, car il n’est jamais bon de laisser respirer longtemps un officier de police judiciaire auquel on a fait subir des sévices et autres marinades dans l’anchois salé.

Voilà, voilà, ce que je veux te dire…

Là-dessus (ou là-dessous, pour les antipodistes) deux archers outillés me passent des menottes aux menottes et aux chevilles (rien qui m’agace autant que d’être entravé avec mes propres instruments de travail) et me font quitter la pièce.

On ne va pas loin.

Dans le renfoncement de l’église, à droite du chœur. Là, deux fortes cordes tombent de la voûte : ce sont celles des cloches. Leur vue, si tu me permets, me donne le bourdon ! Je pressens du machiavélique apostolique non romain dans l’aventure en gestation. En gestapo, plutôt. Car je commence à les connaître.

Je me demande ce qu’ils mijotent, ces bœufs.

Je l’apprends assez rapidement.

Tu vas voir, c’est simple mais il fallait y penser. Moi, à leur place, je ferais breveter le système, car il est mieux que « D ».

Pour commencer, on m’ôte le cabriolet de la main gauche, tu piges ? Ensuite, on passe la boucle libérée autour de la chaînette située au niveau de mes chevilles, tu suis bien ? Me voici donc penché en avant comme un monsieur auquel ses mœurs permettent d’en héberger un autre.

Après quoi, les infâmes font un nœud tout ce qu’il y a de coulant à la corde d’une des cloches et me le glissent au cou. Ils serrent, juste ce qu’il faut pour que le chanvre me cravate étroitement, mais sans m’étouffer. Un monsieur obligeant soulève ma main gauche et m’oblige de la porter au-dessus de ma tête. Il m’invite à saisir la corde. Tout semble paré. On va chercher le faux superintendant Fouketts lequel semble assumer la direction de la bande. Aurais-je gravement blessé le sieur Himker, tantôt, en lui floquant mon cure-pipe, pour qu’il passe la paluche à un suppléant ?

Fouketts s’approche, examine l’installation, grommelle un « parfait, parfait » en bon français et me dit :

— Je suppose que vous avez compris la règle de ce petit jeu, commissaire ? Imaginez-vous que le précédent propriétaire de la conserverie a fait électrifier les cloches, conséquence d’un vœu, sans doute. Nous allons déclencher la sonnerie. Aucune importance, les rares habitants de l’île sont des nôtres et ne s’étonneront pas de ce tocsin nocturne. À chaque mouvement de la cloche, la corde qui subsiste pour pallier les nombreuses ruptures de courant remonte d’un bon mètre. Tenez-la bon de votre main libre afin d’amortir sa brusque traction, sinon vos vertèbres cervicales claqueront comme des spaghetti secs. Vous avez bien réalisé le système ?

— Très plaisant, dis-je.

Et je lâche la corde.

Que veux-tu que je fasse d’autre ? Le guignol, suspendu à son fil ? San-A. n’aime pas les rôles de polichinelles.

Fouketts a un tressaillement que je ne capte que par son hémisphère sud, vu ma position inclinée, mais qui n’en témoigne pas moins de sa stupeur.

— Que faites-vous ! aboie-t-il.

— Le nécessaire, réponds-je. Écoutez, mon vieux, cessons de jouer aux cons, vous et moi. Ce sont des amusettes de boy-scouts en délire, ça. Si vous avez envie que je meure, branchez votre sonnerie, j’ai affronté tellement de cloches dans ma vie que périr par l’une d’elles sera une fin quasi logique. Si vous avez au contraire envie qu’on discute, déliez-moi et offrez-moi un scotch et un cigare. Vous me prenez pour un quart de Brie gâté, ma parole ! Vous croyez que je me fais des illusions ? Que je ne sais pas pertinemment qu’après avoir parlé je serais nettoyé ? Si vous pensez vraiment cela, c’est que c’est vous le connard, mon vieux.

Et je ris.

Pas un rire méphistomeschoses, non. Rien de réellement provocant. Simplement le rire badin du type qui s’amuse d’une idée folle.

Prend le temps de s’en esbaudir, malgré la gravité de l’instant.

Je remarque la petite rouquine instituteuse, qui, à quelques mètres, pardon : à quelques pieds de là, observe la scène avec intérêt. Quelques pieds, tu parles ! Elle en cramponne un tout beau quand on l’entreprend. Comme disait un pote à moi : « Les fenêtres de sa maison étaient en saillie, ça voulait tout dire ! » Marrant comme les gonzesses ont la faculté d’oubli, de reniement. Un mec, quoi qu’il advienne (même si c’est Quepourra), il garde en mémoire les moments de bonheur que lui a dispensés une gerce. Lui subsiste dans le bas-ventre une émotion indélébile. Mais les polkas : tiens, smoke ! Autant en emporte le bidet ! Les hommes sont cons à ne plus pouvoir se tenir debout. Un jour, ils remarcheront à quatre pattes, je promets. Redeviendront poissons, dans les abysses féminins. Trop grands, trop généreux… Ils savent qu’il ne suffit pas de faire le bien, mais qu’il faut surtout bien le faire. Le mal idem, d’ailleurs. Tout cela est question de conscience…

Le grand cœur qui paraît, aux discours que je lui tiens, n’entame pas la philosophie du pseudo Fouketts. Tu crois qu’il me dit : « Vous parlez comme un sage, mon cher, venez qu’on se fasse cuire une soupe à l’oignon ? » Des clous, oui. Des clous de girafes ! Ou de girofle, voire de giroflée à cinq feuilles. Il pince ses lèvres et dit simplement ceci, qui est de toute beauté, t’en conviendras :

— À votre guise, commissaire. Je vais déclencher le contacteur qui se trouve fixé à ce tableau de bois, contre le mur. La première cloche qui va se mettre en mouvement, c’est l’autre, car les deux sont jumelées pour le carillon. Je pense qu’à partir de l’instant où elle résonnera vous disposerez de quelques secondes pour saisir la corde de la vôtre et ne pas être étranglé. Si vous vous décidez à parler, dites-le vite, car la cloche continue sur sa lancée un certain temps après l’interruption du courant électrique. Cela étant dit, je vous affirme que si vous nous révélez ce qu’il est advenu du cadavre de Merdanflak, nous vous laisserons la vie sauve.

Il s’approche du tableau fatal (bien dit, hein ?) et place son index toujours ganté sur un bitougnot gros comme un caramel.

— Prêt, commissaire ?

Prêt à lui défoncer le portrait, pour peu qu’il veuille bien me faire démenotter, mouais ! Prêt à leur cracher ma façon de penser, à tous ces malfrats en armes.

Clic !

Déclic !

Et c’est parti. Une profonde vibration tombe des hauteurs… Un ronron d’orgues gonflant ses tuyaux… Je sens trembler le nœud dégoulinant à mon cou. La corde voisine s’abaisse, s’abaisse, serpente sur le vieux dallage, puis, brutalement aspirée, se déroule et jaillit en l’air, rectiligne, comme le serpent qui voudrait attraper le sein d’Ève sur le conseil de la pomme (de Georges Magritte ; bien sûr).

Gaffe ! Ça va être à moi.

Il est pas dingue, Fouketts. Il sait que l’instinct de conservation, chez un homme, c’est plus fort que, chez une femme, celui de la conversation. Ma main s’élance à la désespérée au-dessus de ma tronche. Du premier coup se saisit de la corde dure et lisse, assouplie malgré son fort diamètre par des générations de carillonneurs.

« Ding… dong… Dreling… Drelong… Drelong… Dreling… Dong… ding. » Pour commencer, je me retrouve à plat ventre sur le sol glacial.

Une force vigoureuse me ramasse, me refout debout, m’arrache à la pesanteur. Me v’là en valdoche dans l’air. Je domine l’aimable assistance (coupable de non-assistance à personne en danger de morse : ding, dong dong dong, ding !). La paume de ma main est illico en feu. Mes doigts suent comme Eugène.