Je ressens une espèce de dislocation au niveau de l’épaule.
Et puis je descensionne. Brutal contact sur la froide pierre qui pue le sépulcre mal entretenu ! J’en ai de l’incandescence dans les rotules. Plaouff ! Un temps d’arrêt. Espoir. Est-ce fini ? Que non pas. On repart. Le chanvre lisse cisaille ma main.
La douleur me fait geindre. Musique de chanvre !
Mon énergie est bandée (tu penses !). Je m’accroche à cette ficelle désespérément. Ma vie ne tient qu’à un fil : celui-ci. Des froidures me parcourent le fondement, comme lorsque tu vas aux tartisses en chemin de fer. Je monte, je m’écrase, je remonte. Je m’arrache. L’écartèlement. Pauvre Damien ! Des visages me cernent. Hilares. Pourquoi la souffrance d’un homme réjouit-elle ceux qui la provoquent ? Il n’est pas de plus beau spectacle, ni de plus fort.
Une colère démente me parcourt tout, depuis la pointe du A jusqu’à la semelle du Z. Je voudrais pouvoir massacrer ces gens qui se délectent de mes douleurs, s’en repaissent et gavent. Les écraser, les énucléer, les écouiller. Les manger, tiens, si je te disais…
Je monte de plus en plus haut, donc chois de plus en plus durement.
Une cloche en clocherie, en tocsin, en branle-bas, branle-haut, ça remue ferme. Elle m’happe, me recrache. Yo-yo vivant. Parfois, je reste en l’air un temps interminable, par terre également, y’a des temps morts qui chaque fois me couillonnent en me laissant espérer que c’est enfin finito. Combien de temps encore vais-je pouvoir tenir ? Dinggggggg dongggg ! Je me disloque. Et ces vilains ricanements, ces rires de masques cruels ! Salauds d’hommes !
Ma pensée se refroidit. Ma colère me tombe de l’âme. Un instant d’extrême lucidité endort mon mal. Je me convoque pour une réunion de la plus haute importance.
M’y rends.
Ouvre la séance, propose une décision que je vote à l’unanimité plus ma voix.
Le va-tout. Ma vie à qui perd-gagne. À pilou-fesse. À la mords-moi le compucteur.
Je calcule que la période que je passe au sol est d’environ trois ou quatre secondes. C’est peu, si tu veux bien comprendre qu’à chaque impact je subis un léger coup de flou. Ma jambe gauche (la plus belle), me fait un mal affreux. Un mal semblable à une rage de dents. Ça me donne mal au cœur. Tant pis, je surmonterai. Il faut agir. Seulement agir, oublier toutes les tracasseries physiques pendant trois secondes.
« Dinggggggg dongggg ». Je gigote au-dessus de l’assemblée. Je les mate tous. Ils sont cinq en tout. Krakzecs est le plus près, peut-être parce que le plus myope. Il tient sa mitraillette dans ses bras, comme un enfant endormi. Les autres ont posé leurs armes contre le mur, ou remisé leurs pistolets dans leur ceinture. Oui, c’est le moment.
Le moment ou jamais.
Je dévale au bout de mon fil, pataude araignée dont la bobine folle se déroulerait brutalement. Flac, sur les pierres dures. Les méchantes pierres qui sentent les siècles moisis.
Je lâche ma corde. Si je ne réussis pas à desserrer le nœud coulant passé à mon cou et à le retirer, la corde repartira dans les cintres et je serai mort. Il ne me reste plus, peut-être, que trois secondes de vie. Couic !
Bon Dieu, je fonctionne au ralenti. Mais un ralenti relatif. Je vois défiler toute ma vie : M’man, mon enfance, les promenades à la campagne, les souris que j’ai tringlées…
Comme mes doigts sont lents, mais comme ils sont précis. Je chope la corde à l’endroit du nœud. Je tire posément. Ça s’écarte. J’ôte le nœud comme on pose un pull-over. C’est-à-dire que je le quitte. J’ai encore le temps de rattraper la corde. Et il me reste du rabe d’attente, tu imagines ? L’opération qui m’a paru interminable n’a pas duré plus de deux broquillettes. Relativité étonnante du temps. Combien auront vécu leur vie en une pincée de minutes ? Tout le reste étant de l’inutile ? Du superflu. Un informe brouillon.
Je repars au valdingue. Le plus hallucinant, mon vieux bout de machin, c’est que les autres n’ont encore pas réagi, tant ma fulgurance a trompé leur acuité visuelle. Tu comprends : ils me regardent monter, descendre, gigoter… Un spectacle rythmé, ça monotonise l’entendement du spectateur. J’ai seulement fait un geste de trop dans un rituel bien réglé. Il leur faut du temps pour l’enregistrer et l’admettre. Mais San-Antonio, le vaillant, le fort, l’invincible, ne leur laisse pas le temps d’avoir le temps.
À peine parvenu à la hauteur maximale, il se laisse choir de tout son poids sur le camarade Krakzecs. Qui craque sec. Au bruit, répercuté par les voûtes de l’église, je sais que ses vertèbres cervicales ont cédé. On s’aide comme on peut, pas vrai ?
Mais je ne perds pas de temps à réclamer un stéthoscope pour l’ausculter. Avec une rapidité toujours aussi soutenue, je cramponne sa mitraillette. Vois-tu, mon vieux clystère, ce qui différencie les héros des autres hommes, c’est qu’ils parviennent à faire des choses plus rapidement que les autres ne les pensent. Ils ont l’action naturelle, comme certains ont l’orthographe naturelle.
En un tourne-bras j’assure l’arme contre ma hanche. Pas besoin de réfléchir, je te dis. Mon index est déjà dans la boucle d’acier qui protège la détente. Il presse. Le potage s’en va en trombe de la seringue. Et j’arrose, j’arrose ! Une folie de tir. La rafale balaie tout, fracasse tout. Des statues de l’église en perdent leur piédestal, les pieds des stalles volent en éclats. Et je te parle pas des gus que je plombe à tout va. Que ces navetons m’en meurent devant le nez, avec des frimes stupéfaites. La grande liquidation de juillet, camarade. Je me sens en rut de mort, si tu vois ? La bandaison trucidante. J’hécatombe à tombeau ouvert. Tac tac tac tac tac… Les premiers arrivés (au ciel) seront les premiers servis (en auréoles).
Je relève mon arme, juste à l’extrême seconde que ma bonne marchandise va bigorner la frénétique Kasleen. Une aussi jolie rouquine, ce serait dommage malgré qu’elle soit la pire des pires garces. Où la galanterie va-t-elle se loger, Vatel ?
Bon, donc, je saute l’institutrice (pour la seconde fois) et je volte pour face à facer avec Fouketts. Le faux superintendant a une vision complète et panoramique de mon état d’âme. Il sait que je te vais le plomber d’importance. Lui en mettre pour deux cents grammes dans les centres vitaux. Lui perforer le battant, le foie, quelques poumons et lui hacher, sans majoration du devis, dix mètres de boyasse.
Alors il hurle :
— Non, arrêtez !
Et j’arrête.
Non pas que j’aie coutume d’obéir à l’injonction d’un malfrat, tu parles que ô que non !
Mais c’est sa voix, le son de sa voix, qui me bloque. Car il n’est plus pareil. Fouketts vient de me causer avec une voix de femme.
Avant que je sois revenu de ma stupeur (j’y séjourne quelque temps) il porte ses deux mains à son visage.
Tu ne peux pas savoir l’effet que ça fait, un tour pareil. C’est prestigieux. Prestidigieux. Inhumainement réussi. On dirait qu’elle s’arrache la figure. Ses deux mains retombent. Bonjour Dora !
Pour une grande artiste, vous êtes une grande artiste.
XVII
Dans la vie, faut toujours se montrer fair-play. Applaudir les performances. Ovationner les exploits. Les jaloux sont perdants, l’oublie pas. C’est en vantant tes confrères que tu t’affirmes, pas en les dénigrant. Exemple moi, fils de Félicie la bien-aimée, tu m’entendras jamais dauber sur les petits collègues. Au contraire, je les prône si vivement que ce sont mes interlocuteurs qui se chargent de la démolition. J’ai plus qu’à perdre pied, retenir la nappe, dire des « Je vous accorde qu’il n’a pas un talent fou, mais… » ou bien : « Sur le plan humain, c’est en effet un pas grand-chose, pourtant il a sorti des trucs valables, au début. » Je plaisante : c’est pas vrai, je défends la corporation, moi. Mordicus. Je mens trop peu dans la vie pour ne pas mettre mes mensonges au service du bien. J’ai des dons d’embaumeur. Je sais oindre. D’abord c’est voluptueux, et puis c’est utile. La lubrification c’est la clé du fonctionnement. Sans huile, tout rouage grippe.