— On li met li macchabes, patron.
— Quels macchabes ?
Et cette explication désarmante :
— Ben, ceux qu’on fait ici !
La conserverie serait en fait une succursale de la Villette (ex-formule ?). Ceux qu’on fait ici ! L’équarrissage industriel. Expéditions pour tout pays, y compris le Monténégro et le Cantal.
— Vous en faites beaucoup ?
Il hoche la tête :
— Comme ici, comme iça, patron. Mais c’est pas moi qui li fais.
« J’ide selement à li mettre dans li tonneaux de z’anchois.
— Et ensuite, les tonneaux, qu’en fait-on ?
— On li porte au bateau, chaque mois.
Drôle de cargaison, tu ne trouves pas ?
— Et dis-moi, ces gens qu’on anchoite, quand ils arrivent ici, ils y viennent comment ?
— Li yache di la Société…
— Ils sont nombreux ?
— Hé, li vient un, li vient un autre… Comme ceci, comme ceça…
— Jamais plus d’un à la fois ?
— Jamais de jamais, patron.
— On les garde longtemps avant de les bousiller ?
— Ci dépend, deux trois jours…
— Et de quelle façon les… supprime-t-on ?
— J’si pas, mais j’y crois pilule. Ci sûrement pilule. Ti li retrouves dans leur lit, tout kaput.
— Et le bateau les emmène où ?
— Hé, j’y peux pas ti dire, patron. Li bateau, li vient, li s’en va, par ici, par par-là. Si ti crois quelqu’un me tient le courant !
— Ils ressemblent à quoi, les pensionnaires ?
— Di z’hommes, ci toujours di z’hommes, patron.
— De quelle nationalité ?
— Qu’i-ce ti veux je ti dise ? J’y cause pas la langue…
— Des blancs, des noirs, des gris, des jaunes ?
— Oh, di blancs. Blancs blancs. Avec li cheveux jaunes souvent.
— Le yacht de la Société, dont tu parles, il bat pavillon français ou anglais ?
Ma question le déroute. Il esquisse une moue indécise.
— Y bat pas, y nage, répond ce subalterne à tout faire.
— Je veux dire : son drapeau, il est de quelle nationalité ?
— Et ji sais rien. Di drapeaux, y’en a par-devant, par-derrière.
— Quel est son nom ?
— Hé, j’si pas lire, patron.
M’est sensiblement avis qu’on dérape dans le sketch de cabaret. On aurait aussi bon compte de jouer le reste sur la scène du Dom Camillo.
J’essaie d’en apprendre davantage, mais on patine. Il m’a appris l’essentiel de ce qu’il avait à dire. Tu peux l’opérer aux forceps ou au sérum de vérité, macache ! Il a usé son capital d’inflammation comme une allumette frottée, ne lui reste plus que du bois mort, incapable de mettre le feu aux poudres d’escopette.
— Ils sont nombreux, les gens de l’île ?
— Pas très bien, patron. Ji vais t’dire : y’a juste quelques vieux vieux. Et pis nous autres, di la Société.
— Combien êtes-vous ?
Il se perd dans des calculs que je suppose simples, mais qui, cependant, encombrent ses méninges démantelées.
— Y’a moi, patron, et pis miss Kasleen, et pis le Grand Jo, et pis Mister Robson, et pis Jef…
(Je suppose qu’il s’agit là des julots que j’ai alignés dans la chapelle.)
Mon aimable camarade continue :
— Sauf quand y vient le yache ou le coloptère.
— M. Himker, tu connais ?
— J’si pas. J’si pas les noms di z’ôtres. J’si rien, patron. Un jour li viennent beaucoup, n’autre jour li partent beaucoup. Et Moktar, qu’i-ce qu’y fait ? La popote, patron.
— Et la mise en bière ?
— Ji sers la bière, ji sers li vin, ji sers tout, patron…
D’une pichenette, j’actionne la bonde d’évacuation de la baignoire. L’eau se barre en gargouillant. J’attends un instant que la cataracte cesse, après quoi je flanque le brave copain dans la baignoire vide.
— Reste ici et sois sage en attendant des jours meilleurs, p’tit pote. C’est pas très moelleux, mais ça vaut mieux qu’un cercueil ou un baril d’anchois.
« Allez, tchao, maintenant faut que j’aille m’occuper du rayon féminin.
Sur ces fortes paroles, San-Antonio regagne la cuisine. Où un singulier spectacle l’attend.
Tu vas voir.
XVIII
T’as déjà vu des dames qui s’étreignent ?
C’est un charmant spectacle, très gracieux, très lascif, auquel un homme normalement conspué (dirait Béru) ne saurait rester indifférent.
Aussi, quelle n’est pas ma surprise un tant soit peu stupéfaite, de découvrir, en pénétrant dans la cuisine, ces charmantes jeunes femmes l’une sur l’autre.
Que je te raconte, histoire qu’on se marre un peu. La roussillante Kasleen est étendue sur le carrelage (et sur le dos, ce qui n’est pas en contradiction), cependant que ce phénomène de Dora est couchée à plat ventre sur elle. Pas dans le sens de la longueur, qui est aussi celui de la langueur, mais dans le sens de la largeur.
Étrange position, ou superposition.
Elle a le ventre sur le visage de sa potesse. N’oublie pas que ces dames sont toujours ficelées. Y’a donc fallu que dame Himker rampe et se contorsionne pour parvenir à escalader la jeune institutrice.
Je contemple la scène sans trop piger. À priori c’est lubrique, mais à postériori, c’est plutôt sinistre. On comprend qu’il ne s’agit pas d’un accouplement hors nature, mais en fait, d’un combat hors série. Combat d’insectes, maladroit, impitoyable, cruel jusqu’aux limites du tolérable.
Elles ne bougent ni l’une ni l’autre.
Je me précipite, fais basculer Dora.
Kasleen est morte.
Étouffée.
Dora l’a supprimée pour la faire taire. Grand remède pour un mal qui devait paraître plus grand encore.
Je détourne les yeux de ce beau visage tuméfié, violacé, enlaidi par la mort. Un déprimant sentiment d’impuissance me donne envie de m’asseoir. De m’asseoir n’importe où, sur n’importe quoi : une bite d’amarrage, les convenances, les genoux de Manouche, un râteau à la renverse…
Tu parles que si Dora a supprimé la vie de Kasleen pour la réduire au silence, elle-même ne causera jamais. J’ai fière mine sur mon îlot, pauvre Robinson Crusoé, à enjamber des cadavres.
Mon regard charmeur va à l’assassine. Elle paraît tranquille. Rassurée. Jamais elle n’a été aussi jolie. Les liens dont je l’ai entravée soulignent ses formes. Sa vêture masculine m’énerve. Je me sens tout bizarroïde. En état second et de siège. En état c’est toi ! En état frère ; en « et ta sœur ? ».
Automate concentré, S’nant’nio. Très centré sur une idée fixe, donc lancinante.
Je me penche, bande comme un cerf mes forces estimables, soulève l’étouffeuse, la charge sur mon épaule et quitte la pièce.
Direction : une chambre.
À coucher. Ou à dormir debout.
M’y voici, je file la gerce sur un pucier de fer aussi peu confortable qu’un champ de pommes de terre. Je lourde à clé, mets la chiave dans ma pocket.
La suite ?
Ben j’en sais trop rien, Fiston. On va voir.
Pour commencer je m’installe au pied du lit, en tailleur.
Tailleur de calumet ou de pierre de cinq points ?
Je regarde cette femme incroyable. Qui sait se transformer en son propre mari, en flic anglais, ou en n’importe qui de n’importe quel âge, de n’importe quel sexe. Capable de tout et de tuer.
Voilà qu’elle m’inspire un désir d’une qualité nouvelle. Un désir aussi cérébral que physique. Attends : un désir machiavélique. Tu sais combien une nuit blanche, une nuit épuisante aiguise notre sexualité ? La fatigue porte à la jouissance comme une nuit de repos porte conseil.