Je me fais languir.
M’attise. Je souffle sur mon envie comme sur une bûche pour en exalter les flammes.
Dis, c’est ma voix, ce bruit pâteux, rauque, haletant qui soudain s’élève dans le silence ? Ma voix, tu es sûr ?
— Vous êtes une garce, Dora. Une criminelle. Une magistrale salope, mais je crois n’avoir jamais autant désiré une femme que vous en ce moment.
Son œil est grave. Elle semble m’écouter assez complaisamment. Bien sûr, on décèle de la surprise dans son regard, mais plus encore de l’intérêt.
C’est pas la première gueuse que je me surprends à convoiter au moment le plus épineux de nos relations. Mais c’est la première qui me chamboule à ce point. Quelque chose d’une rare bestialité souffle sous ma peau. Ça doit ressembler à ça, le sadisme. Et d’abord c’est quoi, sinon un désir incongru ? Un désir mal venu, d’autant plus impétueux qu’il se sait inopportun ?
Naguère, dans son complet masculin, elle avait l’air d’un bonhomme ; à présent qu’elle s’est démasquée d’elle-même, elle ressemble à une fille mal travestie, qui a voulu faire joujou en se déguisant et que sa beauté, seule, sauve du grotesque.
— Tu me plais, Dora… Quel merveilleux fauve !
Mes mains s’avancent. La lame de mon couteau jaillit. Je tranche les entraves de ses jambes. Puis je referme le ya. Elle est déçue car elle s’imaginait que j’allais la délier entièrement, la débâillonner, bref, la libérer…
Mes doigts s’affolent sur le pantalon d’homme. J’ai la vague impression de m’abandonner à des amours contre nature. Dora se laisse faire, passive à fond. Je lui dépiaute le falzuche. En dessous, elle porte un collant qui ne suffit pas à freiner mes ardeurs.
Et que j’arrache avec ivresse.
Au tour du slip à présent. Tu sais que je vais exploser si je ne m’assouvis pas dans l’instant ! Un vrai bestiau, ton Sana ! Le taureau fougueux. L’étalon maître. La lance de Montgomery crevant le loto d’Henri II.
À moi, gentil slip, couvercle du plus mystérieux, du plus émouvant des écrins !
Par ici, rideau arachnéen, qui voile de sa dentelle la plus sublime des visions. Passez muscade, voilà la rhubarbe ! J’ôte à Dora son système anti-viol.
Frouttt !
L’élastique brutalisé cède.
Le slip devient lâche.
Mon ogive à tête chercheuse également. Et presque aussi vite.
Figure-toi que Dora possède entre les jambes une excellente raison de réussir ses rôles d’hommes.
C’en est un !
Bon, détends-toi. Respire. Fait quelques mouvements assouplisseurs histoire de te détartrer les durites, de te chouchouter la musculance. Ne pas se crisper dans ces cas-là. Un maximum de souplesse est recommandé. Qu’autrement sinon tu risques de te péter une charnière.
Dora est un homme.
T’as compris ? Alors romps !
J’y mate à une deuxième reprise pour des fois « qu’elle » aurait poussé jusque-là sa transformation en superintendant, cette nuit. Aucune erreur n’est possible ; bien que le rossignolet dont je mentionne soit des plus modestes, il est sincère, en peau de zob véritable, et il tient solidement au reste de l’individu, comme la France à son glorieux passé.
Pour un coup rentré, c’est un coup rentré, tu n’oseras prétendre le contraire !
Et pas fourré !
« Elle » rigole des yeux, Dora.
À prunelles que vois-tu !
Sans piper (tu penses) mot, je lui remets un lien aux guiboles. Puis, d’un geste dont t’apprécieras la pudeur, je dépose le pantalon sur le siège de ma déCONvenue.
— T’es vraiment un personnage ! lui dis-je.
Le questionner ?
À quoi bon. Je serais obligé d’y aller à fond dans les sévices. Dans ces cas-là tu te piques au jeu. L’escalade est rapide, dégradante pour tout le monde. Le tonneau d’anchois, la cloche électrique, c’est pas mon blaud. Je préfère les pressions morales, moi.
— Tu es trop fort pour moi, camarade, je lâche prise, dis-je simplement. Je préfère me consacrer au cabotage car j’en ai ma claque de ton île. Salut !
Et je me carajambe.
J’espère que tu ne crois pas à un abandon définitif de ma part ?
T’as compris qu’il s’agissait d’une ruse ? Bien vrai, tu jures ? Bon.
Eh ben oui, effectivement, je pars en claquant la porte. Mais au lieu de me tailler dans les fraîchures de l’aube, je me faufile dans la pièce où se trouve le poste émetteur de radio. Elle est, entre autres, cette pièce, meublée d’un canapé ravagé et d’une vaste penderie vide. J’hésite sur le choix de ma planque. La penderie est plus confortable, mais je serai mieux à l’abri sous le canapé.
Attendre et voir, comme disent les Espagnols parlant anglais. Attendre quoi ?
Pas quoi, mec : qui. Attendre le faux Dora, comme tu le penses bien. Pourquoi l’attendre ? Mais parce qu’il va venir glagnouter à ses chefs, cette bêtise. Que pourrait-il fiche de mieux, à présent que tout le monde est dessoudé dans l’île ?
Comment il peut venir, étant attaché ? C’est ça qui te tracasse ? Alors, camarade, sache qu’intentionnellement j’ai laissé dans un pli du couvre-lit le couteau dont je me suis servi pour cisailler les ficelles qu’il avait aux pattes.
Tu parles qu’il va s’en servir pour se libérer.
Donc, il se pointera et me filera des tuyaux à son insu.
Tu trouves pas que j’ai le génie à fleur de peau et de nave, par instants ?
Je poireaute donc dans l’obscurité relative, car le jour pointe et sème déjà une grisaille sépulcrale autour de moi.
Mon attention est tendue comme un arc.
Sera-t-il de triomphe, cet arc ?
J’écoute âprement. Avec une telle acuité que je sens s’élargir mes oreilles. D’ici une plombe je vais ressembler à Babar, déjà que j’ai un certain point commun avec lui…
Un grincement, au-dessus de ma boule.
Des marches craquent sous des pieds prudents. Mon plan paraît se dérouler normalement. Un pas furtif dans le couloir. Il s’arrête. Je perçois un effleurement de main sur le loquet. La porte s’écarte doucement. Je vois entrer deux souliers. Ils traversent le local avec précaution, comme on traverse une rue inondée. S’arrêtent non pas devant le poste, mais à quelques centimètres de la penderie. Et alors la chose se produit, fulgurante, fracassante, inattendue.
Une salve éclate. L’air se met à puer la poudre. Des éclats de bois haché giclent. Des douilles vides tombent comme les perlouzes d’un collier au fil rompu.
Je me dis très succinctement ceci : « Mon cher San-Antonio, tu t’es cru très marie, mais le camarade Dora l’est autant que toi puisqu’il a flairé le piège. Il a profité de ton astuce pour se délier (non sans bourses) et à présent, il te liquide. Il a commencé par la penderie, parce que, effectivement, c’était la cachette la mieux apte à t’héberger, mais dans une très faible quantité de secondes, il va diriger sa moulinette farceuse sur le canapé, et alors on pourra jouer de la flûte avec ta zézette (beaucoup de dames s’y sont essayées du reste, mais elles n’en ont jamais tiré un seul son).
Alors moi, devant l’imminence grise du danger, je joue le grand jeu, tu penses. Rassemblant : toute mon énergie, toutes mes forces, tout mon courage, plus deux ou trois autres babioles de ce genre, j’arc-boute et je boute. La tortue fantôme ! C’est du vieux mobilier de famille, ce canapé. De famille anglaise, pour comble. S’il pèse pas deux cents livres, pardon : deux cents pounds, moi, je suis le patriarche d’Antioche. Mais en pèserait-il mille, mon cher ami, que, l’instinct de conservation jouant, je le coltinerais tout aussi vite dans le dossard de la fausse pin-up.
Dora (je continue sur ce blaze, n’en ayant pas de nouveau à disposition pour qualifier l’individu auquel il correspond), a commis la sottise de se placer trop près de la penderie. Il a défouraillé presque à bout portant. Quand il se retourne, ben que veux-tu, c’est trop tard pour lui. Tout ce qu’il réussit, c’est à déguster l’accoudoir de bois du canapé dans l’estomac. Du bois massif : acajou, mon pote, taillé dans la masse. Cela produit un sale bruit, t’sais. Idem chez le louchébem lorsque d’un coup de hachoir d’acier il t’aplatit une escalope (lope toi-même !). Mon petit camarade n’a même pas l’opportunité d’émettre un cri. Te lui ai cisaillé la respirance net. Le voici qui bascule en avant et pique du buste sur le canapé. Son poids me fait ployer l’échine. Je reste un instant affalé au parquet, terrassé par l’effort. Puis je repte hors de ma carapace et me relève.