L’ami Dora (et si je l’appelais Doro, pour faire masculin ?) vient de la sentir passer, crois-me. Dieu de Dieu, tu parles d’une calamité. S’il reprend connaissance, il sera hémiplégique au moins, vu que, très visiblement, son arête centrale a cédé. Rien que la manière qu’il se tient, on pige le désastre du garçon. Je recule le canapé. Dora coule au sol comme le fourreau d’un pébroque lorsqu’on retire icelui d’icelui-là. Vaseline ! Mec en tube. Je touche sa poitrine. Ça cognotte encore, mais c’est pas le pied. Jamais Eddy Merckx ne gagnerait le Tour de France avec un guignol dans cet état.
Hé bé, voilà qui ne m’arrange point trop. Enfin, il vaut mieux que Doro ait les reins brisés plutôt que moi une certaine quantité de pralines dans le bidule, non ?
Le jour s’installe délibérément. Je peux même t’annoncer qu’il y aura encore du soleil aujourd’hui.
Je m’offre une tournée générale de réflexions. Je suis venu, j’ai vaincu. Décimé la bande, certes, mais sans parvenir à percer son mystère. J’ignore toujours la raison de ses activités meurtrières. Pourquoi amenait-on des gens ici ? Les tuait-on ? Les réexpédiait-on dans des tonneaux d’anchois ? Pourquoi le cadavre de Merdanflak a-t-il disparu ? Et pourquoi ces gens tenaient-ils si fort à le récupérer ? Note qu’on finira par découvrir le pot aux roses. Toutes les rousses de France, d’Angleterre et d’ailleurs vont entrer dans la danse et elles arracheront la vérité, brin par brin. Seulement, j’aurais aimé amener la solution sur un plateau, moi, San-A. Mon côté superman. Big crack. Flic d’exception.
L’île… Plus personne ? Si : des vieillards, paraît-il, dans le genre du fossile aperçu la veille. Vétustes mouettes demeurées sur leur rocher parce que leurs ailes fatiguées ne leur permettent pas de s’envoler… Mais que me diront-ils ? qu’ils ont vu des gens inconnus les investir. Aller, venir. Circuler en hélicoptère, en yacht… Tiens, à propos : l’hélicoptère a disparu. La lande est vide, d’un vert vert-de-gris. Pelée, galeuse.
Je n’ai même pas la ressource d’identifier l’appareil.
Personne…
Je réagis. Au moment que je bute de la gamberge au fond d’une impasse, toujours une porte dérobée s’ouvre. Me v’là parti en courant.
Brrr. Dehors il fait beau mais froid. Un vrai temps d’automne grincheux. Le vent du large (le large est partout autour d’une île) souffle rageusement. Je m’engage dans une ruelle dépavée où un chat étique dévore un poisson gâté. Je prends à droite (ou à gauche si tes opinions t’y inclinent), fonce. La porte n’est pas fermée à clé. Je traverse le couloir qui pue le vieux bois. Gravis l’escalier sonore.
Tout le monde roupille dans le dortoir des mouflets. Les cinq enfants sont là, chérubins roses à mèches blondes, nids d’âme, comme disait Hugo. Je leur passe la revue, attendri par leurs souffles paisibles. L’un d’eux doit avoir des végétations parce qu’il respire par la bouche. Je cherche le plus grand. C’est une fille. Elle peut avoir six ans. Sa blondeur est nordique. Presque blanche. Je lui caresse la joue et elle ouvre les yeux.
De la porcelaine, mon fils. Elle sursaute, une vague frayeur crispe son adorable frimousse.
— Bonjour, chérie, j’y fais en anglais, tu me reconnais ? Je suis le monsieur qui est venu voir miss Kasleen, hier ?
La poupoute achève son réveil et opine.
— Miss Kasleen a dû s’absenter pour aller voir sa vieille tante qui a mal aux dents. C’est moi qui vais préparer le breakfast, tu veux bien me montrer où se tiennent les assiettes et les casseroles ?
Elle est ravie. La v’là tout en sourire. Fière comme une puce. Je lui passe sa robe de chambre posée au pied de son petit pageot.
Nous gagnons la cuisine proche en nous tenant par la main. Elle se prénomme Cathy. Une gentille pie borgne, dans son genre, bavarde comme une fille. On commence par faire chauffer l’eau pour le thé.
— Tu n’es pas de l’île Godmichey ? je demande.
Elle secoue la tête.
— Oh, non.
— D’où es-tu ?
— London.
— Qu’est-ce qu’il fait, ton papa ?
Elle réfléchit. Son papa… Elle doit produire un effort cérébral pour se le replacer dans le viseur.
— Il travaille à son usine.
— Quelle usine ?
— J’sais pas.
— Il est ouvrier ?
— J’sais pas.
— Il a une auto ?
— Oh oui, et maman aussi, et le chauffeur aussi en a une, et Mary aussi.
— Qui est Mary ?
— La cuisinière.
— Il y a longtemps que tu as quitté ta maman ?
— J’sais pas.
— Ce sont tes parents qui t’ont amenée ici ?
— Non, une dame.
— Gentille ?
— Non, elle m’avait mis la main sur la bouche dans le jardin parce que je criais pour appeler Mademoiselle.
Dis donc, Poilau, s’agirait pas d’une sorte d’espèce de kidnappinge, des fois ?
L’idée m’en a pris dans la maison de Doro. Je songeais aux habitants de l’île. Alors j’ai pensé à ces moutards, soi-disant enfants de pêcheurs… Et j’ai fait tilt.
V’là que ça continue de se corser, hein ?
Pour les rebondissements, je ferais la pige à une balle de tennis, moi, quand je m’y mets.
— Et tes petits camarades, ils sont de London aussi ?
— Non, ils viennent de la campagne.
— Quelle campagne ?
— J’sais pas. Jérémy est de Boston, Phili de New York, Dorothy de Johannesburg et pour Mitchel je me rappelle plus…
— C’est quoi, ton non ?
— Cathy.
— Mais Cathy comment ?
— Baum.
— Cathy Baum ?
— Oui.
— Et ton papa, il s’appelle comment ?
— Comme moi.
— Je veux dire, son prénom ?
— Adrian.
Je répète : Adrian Baum.
Et tu peux croire que je m’offre un seau de carpes, mon Minus. Un plein saut de carpe ! Parce que Adrian Baum, je te le signale, vu que tu ramollis de la coiffe, c’est ni plus ni moins (et véry plus que moins) que le chimiste britannique number one. Et tu sais quelle chimie il pratique ?
Allez, devine, pour une fois. Montre-toi un peu, quoi ! Quel œuf ! Eh bien, sache donc, ô mon andouille confirmée, que ce savant est le grand spécialiste européen de la pétrochimie. Quand je te disais que cette affaire-là puait le pétrolium jusque dans le jerricane du voisin !
— Qu’est-ce vous mangez au breakfast, mes petits anges ? Des cornes flasques, des œufs au bacon, de la marmelade ?
Papa-nourricier (comme dirait François).
Plein d’entrain, voilà que je me mets à préparer un déjeuner substantiel à ma marmaille. Quand les loupiots auront clapé, je retournerai au presbytère m’assurer si le téléphone du faux pasteur, chargé d’appeler les faux superintendants, est lui aussi, un faux bigophone.
Ou un vrai ?
XIX