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« Toutes nos vies à la fois, dit-elle en regardant avidement les divers appareils. La vie de Jean-Paul Le Clerc, celle de Tatiana et de Ivan, celle de Mashara … Toutes ces vies se déroulant de façon simultanée et nous ne savons pas comment l’expliquer, n’arrivons pas même à l’appréhender nous-mêmes ?

— Ce n’est pas facile, en effet », renchéris-je. Puis j’ajoutai, la faim me tenaillant toujours : « Alors, nous y allons, à ce restaurant ? »

Mais Leslie se contenta de frapper la vitrine de son index en me disant : « Regarde ! »

Chacun des téléviseurs diffusait une émission différente, de vieux films pour la plupart à cette heure tardive de l’après-midi.

L’un des écrans montrait Scarlett O’Hara, jurant que plus jamais elle ne connaîtrait la faim ; un autre montrait Cléopâtre manigançant pour s’obtenir les faveurs de Marc Antoine. Juste en dessous dansaient Fred Astaire et Ginger Rogers, en un tourbillon de hauts-de-forme et de dentelles. À leur droite, Bruce Lee s’apprêtait à exercer la vengeance du dragon cependant que, tout près, le capitaine Kirk et la belle Paloma se jouaient d’un dieu de l’espace. À la gauche de ces derniers, un chevalier tout de blanc vêtu lança des cristaux magiques qui eurent pour effet de faire étinceler sa cuisine de propreté. Nombre d’autres drames se déroulaient dans cette vitrine et chacun des téléviseurs arborait une étiquette cramoisie où se lisaient les mots :

ACHETEZ-MOI.

« C’est simultané ! m’exclamai-je enfin.

— Et le passé ou l’avenir ne dépendent nullement de l’heure ou de l’année, dit Leslie, mais de la chaîne qu’on choisit de regarder !

— Ainsi, il y a un nombre infini de chaînes, dis-je, mais un téléviseur ne peut montrer qu’une seule de ces dernières à la fois, avec pour résultat que chacun est persuadé que c’est la seule chaîne qui soit ! »

Mais Leslie indiqua à ce moment un coin de la vitrine en disant : « Jette un coup d’œil à ce nouveau téléviseur, veux-tu ? »

Dans un coin de la vitrine, on avait en effet installé une console dernier cri ou s’affrontaient Katharine Hepburn et Spencer Tracy, mais l’écran affichait aussi un encart de douze centimètres où des voitures de course caracolaient vers la ligne d’arrivée.

« Et si nous sommes suffisamment évolués, dis-je à cette vue, nous pouvons alors syntoniser plus d’une vie à la fois !

— Mais comment faire pour évoluer de la sorte ? dit Leslie d’un air songeur.

— Oh, c’est facile, lui répondis-je sur le ton de la plainsanterie. Il suffit alors d’augmenter nos prix, comme ce téléviseur dernier cri !

— Ah ! je savais bien qu’il y avait un moyen », rétorqua-t-elle en riant.

Sur ce, nous poursuivîmes notre chemin bras dessus bras dessous et, quelques secondes plus tard, nous prenions enfin place dans le restaurant. Sans plus attendre, Leslie consulta le menu et le serra sur son cœur en s’exclamant : « Oh ! Ils servent encore de la salade de racines d’ailante !

— Il est des choses qui ne changent jamais », fis-je en guise de commentaire.

Et Leslie hocha joyeusement la tête, parfaitement heureuse.

Chapitre XXII

En dépit du fait que nous étions tous deux affamés, Leslie et moi parlâmes sans arrêt pendant toute la durée du repas, poursuivant la discussion que nous avions amorcée dans la rue, en oubliant même parfois de manger. À un certain moment, Leslie me demanda si je croyais que nous étions tombés sur le magasin de téléviseurs par hasard, ou si j’étais plutôt d’avis que nous avions toujours eu la réponse à portée de la main, sans même que nous le sachions.

« Ce n’est pas une coïncidence, affirmai-je. Car, pour peu que nous nous arrêtions à y penser, tout n’est que métaphore.

— Tu crois ? répliqua Leslie.

— Après tout ce que nous venons d’apprendre ? Je crois bien ! » Et me sentant téméraire, j’ajoutai : « Nomme-moi ce que tu veux, je te dirai la leçon qu’il faut en tirer !

— Soit, dit Leslie en se prêtant au jeu. Que pourrait nous apprendre l’océan à ton avis ?

— L’océan compte un nombre incalculable de gouttes d’eau, dis-je sans même ressentir le besoin de réfléchir outre mesure à la question, ma pensée se faisant aussi limpide dans mon esprit que d’un cristal d’Atkin. Certaines gouttes sont bouillantes, d’autres sont de glace ; certaines sont translucides et d’autres opaques, et d’autres encore flottent dans l’air ou se voient alors écrasées sous des tonnes de pression. Il est aussi des gouttes qui se transforment, tandis que d’autres sont vaporisées ou condensées. Mais toutes ne font qu’un avec l’océan, car sans ces multiples gouttes d’eau, ce dernier n’a dès lors plus d’existence propre. Ceci dit, il est impossible de distinguer une goutte d’eau d’une autre goutte d’eau, car il n’existe de frontière entre une goutte et une autre que celle qu’on veut bien leur attribuer !

— Fantastique ! s’exclama alors Leslie. Tu es génial, Richie ! »

Je baissai modestement les yeux en direction de mon napperon et m’aperçus que celui-ci représentait une carte de la ville de Los Angeles. À cette vue, j’eus l’idée de mettre Leslie à l’épreuve et lui demandai donc :

« Et que pourrions-nous apprendre des rues et des autoroutes, à ton avis ? »

Leslie ferma les yeux un moment avant de répondre : « Toutes les rues, toutes les autoroutes sont reliées entre elles, mais c’est à chaque conducteur qu’il revient de décider où il veut aller. Ainsi, il peut choisir de se rendre à un magnifique site campagnard ou alors dans un bouge miteux ; de même, il peut emprunter la route qui le mènera à l’université ou celle qui le conduira dans un bar. Il peut aussi filer sur l’autoroute jusqu’à l’horizon, ou aller et venir en tournant en rond, ou simplement s’arrêter et n’aller nulle part. »

Leslie examina l’idée plus avant dans son esprit, la tournant de côté et d’autre, s’amusant follement. Puis elle reprit en disant :

« C’est aussi le conducteur qui choisit le climat dans lequel il vivra, selon qu’il se rende à Fairbanks, à Mexico ou à Rio. Il peut conduire en fou ou alors conduire prudemment ; il peut aussi choisir de conduire une voiture sport, une voiture familiale ou un camion, et il peut garder son véhicule en bon état ou le laisser tomber en morceaux. Il peut se balader sans carte et trouver l’aventure à chaque tournant de la route qu’il suit, ou il peut alors planifier chaque kilomètre de la route qu’il désire parcourir. Mais il demeure que, quelle que soit la route qu’il choisisse d’emprunter, celle-ci existe toujours, avant son passage comme après. Toutes les balades qui se puissent imaginer ont déjà leur existence virtuelle en ce monde et le conducteur ne fait qu’un avec celles-ci. Aussi ne fait-il que choisir, chaque matin, quelle balade il fera ce jour-là.

— Merveilleux ! C’était parfait ! dis-je à mon épouse.

— Crois-tu, me demanda Leslie, que nous venons d’apprendre tout cela à l’instant, ou crois-tu plutôt que nous l’avons toujours su, mais ignorions quelles questions il nous fallait poser pour obtenir ces réponses ? » Et sans même attendre ma réponse, elle me mit encore une fois à l’épreuve en me demandant : « Quelle métaphore vois-tu dans l’arithmétique ? »

Et nous continuâmes sur notre lancée, fascinés par les découvertes que nous faisions. Certes, nous n’étions pas encore en mesure d’appliquer le principe à tout concept, mais presque. L’ordinateur, l’industrie du cinéma, la vente au détail, les quilles, l’aviation, l’ingénierie, l’art, l’éducation, la voile … Derrière tout système, intérêt ou vocation, il nous était possible de découvrir une métaphore qui reposait sur la même vision sereine de la façon dont fonctionne l’univers tout entier.