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5

Bribes d’arrestation

C’est toi que j’ai cherchée tout ce temps,

dans ces sous-sols vrombissants et sur ces pistes où je ne dansais pas,

dans une forêt de personnes,

sous les ponts de lumière et les draps de peau, au bout des pieds maquillés qui débordaient de lits en feu,

au fond de ces regards sans promesses,

dans les arrière-cours d’immeubles bancals, par-delà les danseuses esseulées et les barmen ivres,

entre les poubelles vertes et les cabriolets d’argent,

je te cherchais parmi les étoiles brisées et les parfums violets,

dans les mains gelées et les baisers liquoreux, en bas des escaliers branlants,

en haut des ascenseurs lumineux,

dans les bonheurs blêmes et les chances saisies et les mains serrées trop fort,

et à force j’ai dû cesser de te chercher

sous la voûte noire,

sur les bateaux blancs,

dans les échancrures veloutées et les hôtels éteints,

dans les matins mauves et les ciels d’ivoire, parmi les aurores marécageuses,

mon enfance évanouie.

Les policiers voulaient vérifier mon identité ; je ne protestai pas, moi aussi j’en avais besoin. « Qui est-ce qui peut me dire qui je suis ? », demande le Roi Lear dans la pièce de Shakespeare.

Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. J’ignore si le jour est levé : mon ciel est un néon blanc qui grésille. Je suis serré dans une boîte de lumière. Privé d’espace et de temps, j’habite un container d’éternité.

Une cellule de garde à vue est le lieu de France qui concentre le maximum de douleur dans le minimum de mètres carrés.

Ma jeunesse est impossible à retenir.

Il faut creuser en moi, comme le prisonnier Michael Scofield fore un tunnel pour s’évader de sa cellule dans Prison Break. Me souvenir comme on fait le mur.

Mais comment fait-on pour se réfugier dans ses souvenirs quand on n’en a aucun ?

Mon enfance n’est ni un paradis perdu, ni un traumatisme ancestral. Je l’imagine plutôt comme une lente période d’obéissance. On a tendance à idéaliser ses débuts mais un enfant est d’abord un paquet que l’on nourrit, transporte et couche. En échange du logement et de la nourriture, le paquet se conforme à peu près au règlement intérieur.

Les nostalgiques de l’enfance sont des gens qui regrettent l’époque où l’on s’occupait d’eux.

Finalement, un commissariat de police, c’est comme une garderie : on vous déshabille, on vous donne à manger, on vous surveille, on vous empêche de sortir. Il n’est pas illogique que ma première nuit en prison me ramène si loin en arrière.

Il n’y a plus d’adultes, il n’y a plus que des enfants de tous les âges. Écrire un livre sur mon enfance, c’est donc parler de moi au présent. Peter Pan est amnésique.

Il est curieux que l’on dise de quelqu’un : « il se sauve » quand il s’en va. On ne peut pas se sauver en restant ?

J’ai un goût salé dans la bouche, comme quand je buvais la tasse à Cénitz.

6

Guéthary, 1972

De mon entière enfance ne demeure qu’une seule image : la plage de Cénitz, à Guéthary ; on devine à l’horizon l’Espagne qui se dessine comme un mirage bleu, nimbé de lumière ; ce doit être en 1972, avant la construction de la station d’épuration qui pue, avant que le restaurant et le parking n’encombrent la descente vers la mer. M’apparaissent un bambin maigrichon et un vieil homme svelte côte à côte sur une plage. Le grand-père est bien plus fringant, bronzé et sportif que son petit-fils, souffreteux et livide. L’homme aux cheveux blancs jette des galets dans la mer, qui rebondissent sur l’eau. Le petit garçon porte un maillot de bain orange avec un triton cousu sur le tissu éponge ; il saigne du nez, un coton dépasse de sa narine droite. Le comte Pierre de Chasteigner de la Rocheposay ressemble physiquement à l’acteur Jean-Pierre Aumont. Il s’écrie :

— Sais-tu Frédéric, qu’ici j’ai vu passer des baleines, des dauphins bleus, et même une orque ?