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— Un peu comme un Frisbee, quoi.

— C’est quoi un Frisbee ?

— Ben le machin rond, là, qu’on s’envoie sur la plage…

— Arrête de m’interrompre ! Alors voilà, tu te tournes comme ça, tu te mets de côté et hop, tu jettes le galet de toutes tes forces, mais bien plat sur l’eau, regarde, je te montre.

Je me souviens très bien qu’il avait réussi le swing parfait, je le revois encore avec une effrayante netteté, c’était merveilleux, à la limite du surnaturel : son galet avait tenu une éternité sur la mer, rebondissant six, sept, huit, neuf fois… Figure-toi, Chloë, que les cailloux de ton arrière-grand-père marchaient sur l’eau.

Aujourd’hui, je marche avec ma fille sur la plage de Cénitz, en plein hiver, et les galets me tordent les chevilles, et le vent me brouille la vue. L’herbe verte est derrière moi, l’océan bleu devant. Me voici courbé vers le sol, pour essuyer mes yeux avec le revers de ma main. Ma fille me demande ce que je fais accroupi sur cette plage tel un crapaud. Je réponds que je prends mon temps pour choisir le bon galet ; en réalité j’essaie tant bien que mal de cacher mes souvenirs qui coulent derrière mes cheveux.

— Mais… tu pleures, papa ?

— Pas du tout voyons. Un coup de vent m’a envoyé un grain de sable dans l’œil… Hé hé chérie ! L’instant est solennel, attention-attention, roulement de tambour, voici venu le temps de t’apprendre l’art du ricochet. Mon grand-père m’a appris ce truc quand j’avais ton âge.

Je ramasse une pierre bien circulaire, plate, pas trop lourde, grise comme un nuage. Puis je fais semblant de me raviser.

— Mais ça ne va pas t’intéresser, ce n’est pas un jeu Nintendo DS.

— Eh oh ! Je suis plus un bébé, moi !

— Non mais ce n’est rien, laisse tomber, ça va t’ennuyer…

— C’est quoi le ricochet ? Allez, papa, apprends-moi, steuplaît !

— Tu es sûre que tu veux que je te transmette le secret de ton arrière-grand-père ? On peut rentrer regarder le DVD d’Hannah Montana pour la 8 000e fois si tu veux.

— Gnêgnêgnêêêêê. Très drôle. T’es pas gentil.

— Bon, d’accord. Souviens-toi de ce que je vais te montrer : on peut marcher sur l’eau. Regarde-moi bien, tu vas voir ce que tu vas voir.

A l’aide de ses dents en avant héritées de moi, Chloë mordille sa lèvre inférieure. Nous sommes tous les deux très concentrés, les sourcils froncés. Il ne faut pas que je rate mon coup, la durée d’attention de ma fille est très brève, je sais que je n’aurai pas de seconde chance. Je pivote doucement. Je dessine un arc de cercle, le bras bien tendu en arrière, la main horizontale, tel un champion olympique. Puis je me dévisse à toute force et lance le caillou sur la mer étale, rasant la surface, avec un coup très sec du poignet. La pierre fonce vers la mer, et avec ma fille, nous la regardons, émerveillés, rebondir une fois, suspendue entre le ciel et l’eau, et ricocher, rebondir encore, six, sept, huit fois, comme si elle volait pour toujours.

Pau, Sare, Guéthary, janvier 2008-avril 2009.