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Dans la même période, toujours l’entre-deux-guerres (comme si ces jeunes gens avaient pu prévoir que leur après-guerre était aussi une avant-guerre), la vie était plus stricte dans les châteaux du Périgord vert. Une comtesse qui avait perdu son mari lors de la deuxième bataille de Champagne se retrouva seule à Quinsac, au château de Vaugoubert, avec deux filles et deux garçons. En ce temps-là, les veuves catholiques de guerre restaient sexuellement fidèles à leur mari défunt. Bien entendu, leurs enfants aussi devaient se sacrifier. Les deux filles s’occupaient bien de leur mère : celle-ci les incita à continuer, ce qu’elles firent toute leur vie. Quant aux deux garçons, ils furent enrôlés automatiquement à Saint-Cyr, où la particule était bien vue. L’aîné accepta d’épouser une aristocrate qu’il n’avait pas vraiment choisie. Malheureusement, elle le trompa assez tôt avec un maître nageur : le jeune homme eut le cœur brisé d’avoir été si mal récompensé pour sa docilité. Il demanda le divorce ; en représailles, sa mère le déshérita. Au frère cadet aussi, il arriva des malheurs : envoyé en garnison à Limoges, il tomba amoureux d’une ravissante roturière, une brune aux yeux bleus qui dansait debout sur les pianos (premier problème) et la mit enceinte avant de l’avoir épousée (second souci). Il fallut donc officialiser rapidement l’union : le mariage du comte Pierre de Chasteigner de la Rocheposay avec la ravissante Nicole Marcland, dite Nicky, eut lieu le 31 août 1939 à Limoges. La date était mal choisie : le lendemain, l’Allemagne envahissait la Pologne. Bon Papa eut à peine le temps de faire de même avec Bonne Maman. La drôle de guerre l’attendait, où la ligne Maginot se révéla aussi peu fiable que la méthode Ogino. Pierre se retrouva prisonnier. Lorsqu’il s’évada, une religieuse lui ayant prêté des vêtements civils et de faux papiers, il revint en France pour concevoir ma mère. Il apprit alors qu’il serait à son tour déshérité, la comtesse mère ayant quelques difficultés à assumer une mésalliance lors de la messe dominicale, pourtant célébrée par le curé local dans la chapelle de son château. Curieuses sont les coutumes chez les aristocrates chrétiens : elles consistent à priver d’héritage une progéniture déjà orpheline. La lignée des Chasteigner de la Rocheposay remontait aux croisades (je descends d’Hugues Capet, mais je suppose que nous sommes nombreux dans ce cas), comptant un Évêque de Poitiers, ambassadeur d’Henri II à Rome. Ronsard a dédié une ode à l’un de mes aïeuls, Anthoine, abbé de Nanteuil. Bien que composés en 1550, ces vers demeurent d’actualité en cette nuitée funeste de janvier 2008 :

« Comme le temps vont les choses mondaines Suivant son mouvement Il est soudain et les saisons soudaines Font leurs cours brèvement.(…) Comme un printemps les jeunes enfants croissent Puis viennent en été L’hiver les prend et plus ils n’apparoissent Cela qu’ils ont été. »

Malgré l’avertissement lancé à mon trisaïeul par le « Prince des poètes », mon grand-père fut donc sacrifié sur l’autel de l’Amour-Passion. Il suivit le choix romantique qu’avait fait le duc de Windsor trois années auparavant, et que Madame Cécilia Ciganer-Albeniz imita soixante-huit ans plus tard : renoncer au château plutôt qu’au bonheur. La guerre terminée, Pierre de Chasteigner occupa l’Allemagne avec toute sa famille pendant quelques années, dans le Palatinat, puis démissionna de l’armée en 1949 pour ne pas partir en Indochine. Il fut alors contraint d’expérimenter quelque chose que personne de sa lignée n’avait tenté depuis environ un millénaire : travailler. Il s’installa dans un appartement parisien aux étagères encombrées d’éditions du Bottin Mondain et d’œuvres érotiques de Pierre Louÿs, rue de Sfax, tout en obéissant aux ordres de son beau-frère qui dirigeait un laboratoire pharmaceutique. Ce ne furent pas ses années les plus heureuses. Quand on n’a plus les moyens de flamber à Paris, on emmène sa femme au bord de la mer pour qu’elle fasse des parties de bridge et d’autres enfants. Or le père de Nicky possédait une maison à Guéthary : elle y avait de beaux souvenirs. Le Comte et la Comtesse décidèrent d’y acheter une petite bicoque en viager à Madame Damour, qui eut la courtoisie de trépasser dans un délai assez bref. C’est ainsi que le noble militaire et ses six enfants emménagèrent à Patrakénéa juste en face de Cenitz Aldea, le lieu de villégiature de bourgeois-bohêmes américano-béarnais : les Beigbeder. Où le lecteur commence à comprendre l’importance stratégique de ce lieu. A Guéthary, mes deux familles vont devenir amies, et mon père va bientôt rencontrer ma mère.