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A la tombée de la nuit le quartier était désert et personne ne m’a vu sortir de la baraque. J’ai traversé le pont de Saint-Cloud, puis j’ai coupé par le bois en direction de Maillot.

Ça me chavirait un peu d’être libre… J’avais comme un vertige car cela faisait une paye que pareille chose ne m’était arrivée. Un instant, tandis que je parcourais une allée discrète du bois, je me suis dit qu’il était temps de changer le programme. Rien ne m’empêchait d’aller jusqu’à la gare de Lyon au lieu de la gare Saint-Lazare et de prendre le premier bolide venu pour Nice. Là-bas j’avais un pote qui tenait un bar et qui se démerderait facile pour me faire traverser la frontière ritale. Je me voyais bien chez les mandoliniers. J’irais jusqu’à Napoli parce que c’est une des villes du monde où, paraît-il, on peut toujours se défendre. Ça c’était du gâteau comme projet, d’autant plus aisé à réaliser qu’après tout je n’étais pas encore une terreur qui excitait la maison bourreman. C’était cloche de risquer la veuve comme ça, pour une gonzesse. Parce qu’enfin rien ne me prouvait que tout se passerait aussi bien qu’Emma l’affirmait. Il y en avait de plus maries que mézigue qui s’étaient laissés poirer à ce petit jeu. Le jeu de la mort et du hasard !

Si on me piquait, la préméditation étant plus qu’établie, c’était couru : j’y allais du cigare. A mon âge, c’est pas une perspective enthousiasmante !

Oui, un instant j’ai eu envie de tout laisser glaner et de me tirer, profitant de la fausse brème et des deux billets de dix sacs mis à ma disposition. En me magnant, je pouvais être à Gênes le lendemain soir.

Seulement, l’aventure seule ne m’emballait pas. Et puis j’avais trop envie d’Emma : pis qu’envie, besoin ! Et ce besoin me rabotait la peau à grands coups brutaux… Il fallait que je la prenne encore, que je la serre contre moi, que je me repaisse de sa tendre odeur de femelle amoureuse. Je tremblais en pensant à sa bouche ardente, à ses jambes fines, à ses longs doigts experts…

Je tremblais en évoquant son étrange regard mauve qu’elle levait sur moi et qui me faisait ciller comme le faisceau d’une lampe.

Je tremblais en me remémorant sa voix basse, pathétique et ardente. Une fille comme ça, je pouvais risquer le gros paquet pour elle, ou alors ça servait à quoi, la vie ?

D’abord, elle était capable de nous sortir de l’auberge, et puis elle valait l’expérience. Après tout, l’existence est une belle chierie si on ne lui donne pas soi-même une signification. Comme signification, je ne pouvais pas trouver mieux qu’Emma.

Tout en remuant ces pensées plus ou moins confuses, je suis arrivé à Maillot.

J’ai retrouvé les néons des brasseries et le grouillement de la circulation. Ça m’a grisé. Je suis entré dans le grand café, à gauche de l’avenue en regardant l’Etoile. J’ai pas pu résister, d’autant que j’avais le temps. J’ai demandé un demi. Ce que je vais vous dire a l’air idiot, mais en taule la bière me manquait terriblement et, chez Baumann, j’avais pas demandé à Robbie de m’en acheter parce que la bière en bouteille, pour moi, n’est pas de la vraie bière.

— Un demi pression ! j’ai crié.

Avec des yeux attendris j’ai regardé le garçon aux manches retroussées saisir un verre et le tenir sous le robicot de nickel. Le coup de palette pour couper le champignon mousseux surmontant le verre. Oui, c’était bath… Bath et un peu irréel comme lorsqu’on a été très malade et qu’on fait sa première sortie.

Au fond je me sentais très môme. La preuve ? Tenez, j’ai filé une pièce jaune dans l’appareil à musique multicolore. Comme ça, sans choisir, au petit bonheur.

Un disque s’est dégagé de la pile, il est venu se poser sur le plateau.

Une musique allègre, brutale, cuivrée a éclaté dans le bistrot.

Un truc espagnol, je crois, genre corrida. Ça m’a branché sur l’Amérique du Sud d’autor. Vous savez comme la pensée est docile, agile ! Un bond moral et ça y était : je galopais entre les cactus dans la prairie cuite par le soleil… Derrière Emma, bien entendu.

Je la voyais danser devant moi, sur une monture. On trouverait des bouquets d’arbres, comme dans les films. On attacherait nos canassons côte à côte et puis on s’aimerait dans l’herbe roussie. J’entendais jusqu’au bruit de l’herbe écrasée par nos corps en délire…

J’écoutais même plus la musique et je suis parti avant la fin du morcif.

Le métro, son odeur âcre et pauvre… Saint-Lago !

J’ai rabattu un peu le bord de mon bitos pour demander un aller-retour pour Rouen. C’était un gros type qui manœuvrait la machine à débiter du kilométrage. Il m’a même pas regardé. Pour sa pomme j’étais qu’une main qui tendait de l’artiche en échange d’un petit rectangle de carton perforé.

J’avais vingt minutes d’avance. J’ai acheté les journaux, tout un paquet… Le bouquin policemard, j’en avais franchement marre. Il commençait à me sortir par les yeux…

J’ai choisi une gâche tout à fait en tête du train, dans le premier wagon, parce qu’en général il y a moins de monde.

J’ai ajusté mes lunettes avant d’ouvrir la lourde d’un compartiment. Il n’y avait personne.

* * *

On est sorti de Paris doucement, puis le dur s’est mis à galoper dans la cambrousse. Chose curieuse, à Paname, il faisait nuit noire, mais en pleine campagne il restait des lambeaux de jour. De curieuses lueurs pourpres délimitaient la ligne d’horizon.

Je me suis assoupi en regardant le crépuscule. C’était un peu triste et oppressant.

Je n’ai pas dormi. J’ai glissé plutôt dans une sorte de torpeur incertaine qui me permettait de penser sans toutefois apporter une cohésion dans la file d’images me traversant l’esprit. C’était toujours la même pensée qui revenait, insistante : la mort de Baumann. Pour la première fois j’allais supprimer un homme. J’éprouvais plus de curiosité que de frayeur.

Il pleuvait sur Rouen. Je connaissais très bien la ville pour l’avoir habitée un an avant mon arrestation. Je savais que la gare était éloignée de l’endroit où je devais trouver ma victime. Mais je ne pouvais emprunter un véhicule quelconque, ç’eût été vraiment trop risqué, car j’étais dans la ville du… du meurtre, la ville où l’enquête aurait lieu. Les poulets ne manqueraient pas de s’intéresser aux allées et venues près des gares…

Je me suis glissé au milieu d’un flot de voyageurs pour sortir. Puis, une fois dehors, j’ai choisi l’ombre et j’ai foncé, tête penchée en direction de la Lyre.

Il m’a fallu une demi-heure pour y parvenir. Une fois là-bas, j’étais spongieux et j’avais froid. Car la nuit était terriblement fraîche.

Je me suis approché de la brasserie du Théâtre. Quelque chose me disait que Baumann ne s’y trouvait pas. Au juste, n’était-ce pas un souhait que je faisais tout au fond de moi ?

J’avais dans ma poche gauche le couteau de cuisine dont la lame était enveloppée dans un morceau de linoléum, et dans la droite le bout de tuyau de plomb. Il pesait sur mon imperméable et je le soutenais de la main car il me fatiguait.

J’ai vu Baumann, du premier regard, attablé avec un gros type chauve et une bonne femme brune vulgaire. Bon, Emma ne s’était pas foutue dedans. Ça continuait à marcher d’après ses plans avec une telle perfection que j’avais l’impression qu’elle tirait les ficelles d’un groupe de marionnettes, depuis la maison de Saint-Cloud. Je la sentais avec moi par la pensée, attentive, supervisant mes faits et gestes, devinant mes hésitations, me soufflant la conduite à adopter.

La dure évidence m’a glacé : Baumann était là. J’ai eu une nausée. Il était là et il fallait que je le tue. Il était là et moi aussi j’étais là, les fouilles lourdes d’objets destinés à le détruire.