« Pourvu que la grosse femme brune de la tablée ne reste pas avec lui ! »
Des fois qu’il se farcisse cette doudoune ? Y aurait rien eu de rare ; des mecs qui ont une femme ravissante et qui la doublent avec une vachasse, j’en connais déjà un vrai lot !
J’ai regardé autour de moi : la grosse bagnole ricaine ne se trouvait pas là. Si Baumann avait été accompagné, il n’aurait pas manqué de se motoriser…
Autre chose m’a contrarié : il flottait. C’était déjà pas joyce de faire le poireau sous la baille ; mais en sortant, mon zig se déciderait peut-être à prendre un taxi…
S’il agissait ainsi tout était perdu. Il ne me resterait plus qu’à rentrer at home, pas fiérot.
Je me suis dissimulé dans une encoignure de portail, le chapeau rabattu et le col de l’imper relevé. Les minutes ont passé, les heures… C’était interminable. Je sentais le froid grimper le long de mes flûtes et couler dans mon corps comme une onde glacée. Peu à peu j’ai fini par m’insensibiliser. Je n’éprouvais plus rien, ne pensais presque plus à rien et je me demandais, par instants, ce que je foutais là, comme un chien famélique.
La pluie s’est arrêtée, balayée par un vent acide qui radinait de la Seine. Ça m’a filé un coup de fouet. La vie s’est remise à tourner dans ma carcasse. Et, bien entendu, Baumann est sorti. Il était en compagnie du couple. Ils se sont mis à discuter. D’où j’étais je ne pouvais rien comprendre. Un instant j’ai eu peur qu’ils ne partent ensemble, mais à leurs palabres j’ai compris que Baumann se taillerait seulabre comme sa femme l’avait annoncé.
En effet, ils se sont serré la louche, tous les trois. L’homme chauve et la grosse tarte brune sont entrés dans une maison voisine où probable ils devaient crécher.
Baumann a remonté le col de sa gabardine et s’est mis en marche en direction du pont.
Je me suis arraché de mon coin avec l’impression que mes membres allaient produire un bruit de bois sec en se remettant en mouvement. En cours de route j’ai étudié le topo et il m’est apparu que le coin le plus propice à mon… travail c’étaient encore les abords immédiats du théâtre. Par ici c’est tout en usine et la rue était ouverte sur une longueur de plusieurs centaines de mètres. Si je réussissais à opérer dans ce quartier ce serait bien pour ma sécurité.
Baumann marchait d’un pas normal, au milieu de la chaussée. J’ai regardé derrière moi : rien ! Devant : rien… C’était magnifique car aucune rue transversale ne venait couper cette voie d’accès au pont. Seule une voiture roulant à bonne allure aurait pu me surprendre.
J’ai assuré le tronçon de tuyau dans ma main. Je l’ai dégagé à moitié de ma poche et j’ai pressé le pas, espérant que le bruit du vent couvrirait celui de ma marche.
Baumann s’est retourné juste comme je parvenais à sa hauteur. Il m’a regardé sans paraître me reconnaître.
A la lumière de la lune j’apercevais ses yeux scrutateurs, luisants, qui contenaient de la curiosité et aussi beaucoup de méfiance.
Il y a le hasard, toujours et partout. Croyez-moi si vous voulez, mais à l’instant où j’allais lui parler, Baumann a laissé tomber l’un de ses gants qu’il tenait à la main. Instinctivement il s’est baissé pour le ramasser. Prompt comme la foudre, j’ai arraché ma matraque de plomb de ma poche et, de toutes mes forces, je la lui ai abattue sur la nuque. Ça a fait un bruit sourd. Il est tombé en avant, et il est resté immobile, les bras sous lui. Il n’avait pas le moindre soubresaut, pas la plus petite crispation.
Mon premier réflexe a été pour examiner les alentours : tout était infiniment calme… Des nuages noirs, chassés par le vent, glissaient dans le ciel et, à travers eux, la lune semblait galoper. Pas un bruit. Une immensité noire et silencieuse, propice à tous les meurtres.
Je me suis penché. J’ai tâté la poitrine de Baumann à travers ses fringues, calmement, presque aussi calmement que le fait un docteur. Tout était silencieux et figé en lui. Le palpitant ne bronchait plus. Il était mort. Je l’avais magistralement tué d’un seul coup de massue. Il faut dire que j’avais mis toute la sauce dans la balance.
J’ai regardé le corps, immobile à mes pieds. Il était allongé près de la tranchée creusée pour la canalisation. Une corde bordait le trou. Tous les dix mètres une lanterne peinte en rouge était accrochée afin de signaler la zone dangereuse.
J’ai soulevé à demi Baumann. Son corps était lourd. Je l’ai fait basculer à la renverse dans la tranchée. Puis j’ai éteint la lampe à cet endroit Avec un peu de pot on conclurait peut-être à un accident. Cette lampe éteinte plaiderait pour une telle version.
J’ai laissé le gant par terre. Il faisait bien dans le paysage. Puis je me suis éloigné à pas lents vers le pont sans rencontrer âme qui vive.
Tout s’était magnifiquement passé, plus aisément que je n’avais osé l’espérer dans mes meilleurs moments d’optimisme.
Il y avait un peu de circulation sur le pont. Des gens engourdis qui se hâtaient dans la bise.
Ils étaient loin d’imaginer que j’étais un assassin.
Au fond c’était dur à concevoir pour moi aussi. Je me sentais comme d’habitude. Mon geste n’avait rien changé en moi. Si, il m’avait au contraire procuré un sentiment de sécurité.
J’ai lancé le morceau de plomb dans la Seine et je me suis hâté vers la gare.
CHAPITRE X
Emma m’avait dit :
— Quand tu rentreras ne fais pas de bruit et gagne ta chambre directement après avoir enlevé tes chaussures pour que le vieux ne t’entende pas : il a le sommeil si léger ! Je laisserai les portes ouvertes.
— Comment te préviendrai-je pour te dire si ça s’est bien passé ou non ?
— Inutile de me prévenir, ça se sera bien passé, il n’y a pas de question !
Il n’y a pas de question ! C’était sa phrase favorite, celle qu’elle sortait à tout propos pour conclure une conversation.
Je me la répétais en poussant le portail qu’elle avait laissé entrouvert en en marchant sur la pelouse inculte afin d’amortir le bruit de mes pas.
Ça s’était bien passé, il n’y avait pas de question !
Trop bien même !
Comment expliquer ce que je ressentais ? J’avais des chaleurs en évoquant le déroulement de cette soirée. Quelque chose m’effrayait rétrospectivement : le fait que j’avais trop bien réussi, sans la moindre alerte, sans le plus léger contretemps. J’avais voyagé seul au retour comme à l’aller et je savais que personne, PERSONNE, ne m’avait vu. Ces quelques heures passées en dehors de cette maison étaient des heures en marge de ma vie. Des heures qui échappaient à tout le monde, y compris à moi-même. J’avais l’impression — assez pénible — d’avoir été un fantôme invisible pour mes semblables. Un pauvre bougre de fantôme qui était allé donner la mort et qui à mesure que le jour approchait perdait la mémoire de son acte.
C’était la foire aux berlues… J’en avais les amandes moites. Une fois dans la baraque, j’ai relourdé doucettement. J’avais beau tendre l’oreille, je n’entendais rien. Tout le monde devait en écraser dans le bâtiment. Ou bien faire semblant, ce qui revenait au même.
Une sensation d’angoisse me nouait la gargane. J’ai failli appeler Emma, malgré sa défense expresse, mais par un effort de volonté je me suis abstenu. J’ai posé mes pompes et, comme un écolier qui découche, j’ai grimpé l’escadrin jusqu’à ma turne.