— A quelle heure qu’elle rentrera ?
— Je sais pas : oh ! elle va pas tarder. Si vous voulez l’attendre ?
— On pourrait, hein, Martin ?
Martin, le fumelard, a eu un petit rictus de constipé.
— C’est faisable.
— C’est urgent ce que vous avez à lui dire ? ai-je demandé.
— Assez : son mari est mort…
Y a fallu que je prenne l’air stupéfait et atterré du mec fauché en pleine envolée. J’ai blêmi comme les tragédiens au théâtre. Peut-être que, comme les mauvais acteurs, j’en ai fait un peu trop.
— Mort ! Monsieur ! C’est pas possible ?
— Ça l’est…
Ils m’observaient du coin de l’œil. Mais c’était une attitude professionnelle, pas tellement dirigée contre moi.
— Comment est-il mort ?
— On suppose (il a appuyé sur le mot) qu’il s’agit d’un accident.
— D’auto ?
— Non… Il serait tombé dans une tranchée de canalisation, cette nuit, à Rouen…
— A Rouen ?
— Comme Jeanne d’Arc, a renchéri le plus vieux qui tenait à montrer simultanément son érudition et son esprit d’à-propos.
— Mon Dieu ! Quand Madame va apprendre ça !
Ils n’ont pas répondu.
— Dites, a fait Martin, vous avez dit qu’il y avait un infirme ici ?
— Oui, un vieil ami de la famille.
— Peut-être qu’il sait où est votre patronne ?
Je ne pensais plus au vieux. Et soudain sa présence sous ce toit me tombait sur le coin de la gueule comme une tuile.
— Je… Je vais voir…
— C’est ça…
J’ai marché jusqu’au fond du hall. J’ai ouvert la lourde de la chambre neuve et je me suis arrêté sur le seuil. Il m’a fallu une bonne seconde pour piger. Mais quand j’ai eu pigé j’ai été anéanti.
Le vieux était étendu sur son lit, la gorge ouverte d’une oreille à l’autre. Il y avait du raisin partout, on se serait cru à la Villette !
Le couteau gisait sur la descente de lit.
Je regardai le cadavre et le froid de la trouille achevait d’envahir tout mon corps.
J’ai senti une présence à mes côtés.
C’était Martin-le-Vachard qui s’était avancé jusqu’à la porte, surpris par mon attitude.
Je l’ai regardé. Ses yeux étaient froids comme deux glaçons.
— Favard, a-t-il lancé à son pote, viens voir un peu !
CHAPITRE XI
Bien entendu ils m’ont embarqué. On ne pouvait pas leur donner tort ; quand des poulets trouvent un type seul dans une maison avec un cadavre, ils ne peuvent pas lui proposer un tarif réduit pour les Folies-Bergère, soyons logique !
J’étais assez hébété, je dois le dire. J’ai quitté la maison dans la guindé des matuches abasourdi comme un boxeur quittant le Palais des Sports après un k.-o.
Martin et Favard ne m’ont pas posé une seule question. Ils se réservaient. L’affaire semblait mimi tout plein et ils voulaient la cramponner par le bon bout, évidemment.
Tout s’est déroulé alors comme au ciné lorsqu’en quelques plans successifs on franchit une longue période. Ils ont découvert qui j’étais, pour commencer, et ça leur a enlevé tous leurs scrupules pour me dérouiller. Ça a été vraiment la grande tabassée lorsqu’on a découvert mes empreintes sur le manche du couteau. Ça n’avait rien de surprenant, ce couteau de cuisine que j’avais eu mille fois l’occasion de tripoter. Il avait suffi à l’assassin de mettre des gants pour s’en servir.
Ah ! franchement le coup avait été monté de première. Emma et Robbie s’étaient tirés au début de la soirée. Emma avait montré un télégramme posté d’Orléans l’appelant d’urgence au chevet de sa mère mourante.
C’était évidemment un télégramme bidon et l’on me réclamait, avec ce qu’il fallait de marrons, le nom de mon complice qui l’avait adressé. Emma avait demandé à Robbie de louer une voiture et de la conduire là-bas… La police avait retrouvé la trace de leur trajet. Un pompiste leur avait fait le plein d’essence. Un cabaretier d’Etampes leur avait servi une collation sur le coup de onze heures du soir. Enfin les voisins de la mère d’Emma juraient à qui mieux mieux que la « dame » et son chauffeur étaient arrivés comme des fous sur le coup de minuit…
C’était l’heure à laquelle le vieux avait été saigné. Robbie et sa chère patronne se trouvaient donc hors de cause. Il ne restait que le gars bibi. Kaput le tricart… On avait retrouvé des fafs et des titres appartenant au vieux, sous mon matelas. C’était réglé et mon avocat, un petit jeunot colloqué d’office, ne me l’a pas caché. J’étais cuit et certain d’y aller du cigare à l’unanimité du jury !
Ce coup bas m’avait tellement déponné que je n’avais plus la force de haïr Emma. Tout ce que j’éprouvais pour cette peau de vache, c’était une sorte d’admiration. Comme coup fourré, on ne pouvait échafauder mieux : elle avait fait d’une pierre deux coups. J’avais buté son mari et je prenais le meurtre du vieux à mon compte. Je ne pouvais présenter aucun alibi, évidemment. Un instant, en me voyant scié, j’avais pensé à cracher le morcif intégral afin d’entraîner Emma dans le bourbier. Mais je m’étais ravisé. On avait conclu à la mort accidentelle de son époux et il m’aurait été impossible de prouver que je l’avais tué, du moins ç’aurait été duraille. En somme, j’avais trop bien réussi mon crime ! Surtout que, telle que je la connaissais maintenant, Emma avait dû prévoir cette possibilité et forger un bouclier en conséquence… Et puis, dans un sens, le meurtre de Baumann m’aurait davantage accablé que celui du vieux, car dans ce cas, la préméditation était formellement prouvée, alors que pour le vieux, le plan machiavélique de la souris m’aidait un peu. Son coup du télégramme démontrait clairement que je n’aurais pas dû logiquement rester seul à la maison en compagnie de l’infirme. Par conséquent si j’avais saigné pépère, c’était sur un coup de flou.
C’est l’argument qu’a choisi mon avocat. L’irresponsabilité, voilà ce qu’il a plaidé. Il a longuement parlé de la bouteille de punch à laquelle j’avais fait honneur. D’après lui j’avais biberonné pas mal. Une fois gelé, une folie sanguinaire s’était emparée de moi, j’étais allé couper la gargane du vieillard ; j’avais pris ses papelards, les avais imbécilement caché sous mon mateloche ; puis je m’étais endormi comme une brute… Le fait que je sois resté sous le toit du crime démontrait nettement, d’après lui, qu’on se trouvait en présence d’un détraqué…
C’était pas très fameux, mais j’avouais qu’on ne pouvait tirer un meilleur parti de la situation inextricable.
La confrontation avec Emma n’a rien donné. Elle s’est présentée en noir à l’instruction ; digne dans sa douleur. Elle m’a regardé d’un air hautain et méprisant genre « j’ai réchauffé une vipère dans mon sein ! » Ma parole, elle y croyait à ses salades ! Moi j’ai adopté une attitude convenable. L’œil ironique, la voix et le geste calmes. Ma version était la suivante : je l’avais laissée en train de veiller le paralytique. J’étais grimpé à ma chambre avec la bouteille et en avais largement usé. Je m’étais endormi. C’étaient les bourdilles qui m’avaient tiré des bras de Morphée…
Cette position me permettait au moins de couper aux parlotes. Je m’y suis tenu, malgré les gnons des flics puis, ensuite, malgré les interrogatoires savants du juge.
Seulement, ce qui démolissait tout, c’était ma situation d’évadé.
Emma expliqua que son mari m’avait ramené un soir sous un faux centre. Il prétendait m’avoir rencontré dans un bar et, au cours de la conversation, je lui aurais dit que je cherchais un emploi de chauffeur.