Ce coup-là, je le pigeais très bien. C’était un cadeau de la môme Emma. Elle avait rien imaginé de mieux que de m’envoyer au pays des songes, la chérie, pour se débarrasser de mes objections. Ça l’ennuyait de me voir ruer dans les brancards. Elle craignait pour sa sécurité et se disait qu’une fois que je serais canné, les choses iraient mieux pour elle.
Le toubib de la prison a fait fissa pour radiner. C’était un grand diable avec des cheveux en brosse, de grosses lunettes et un air pas commode qui ne lui allait pas du tout.
Il m’a regardé, m’a fait tirer la langue, a examiné mes déjections et s’est rembruni.
— Transportez-le immédiatement à l’hôpital ! a-t-il ordonné.
Je n’étais plus en état d’arquer. Le temps qu’on prépare la civière, le toubib me collait une piqûre dans les fesses. Puis deux costauds s’emparèrent des brancards et me coltinèrent comme des perdus à travers les couloirs. C’était la première fois que j’empruntais ce mode de locomotion et, franchement, je lui préférais le chemin de fer !
Tout le long du trajet en ambulance j’ai gémi :
— Je veux parler au directeur… Vite !
Seulement une fois à Cusco, j’ai sombré dans les vapes sans m’en rendre compte. Ça s’est fait insensiblement. Un jour, il y a longtemps, j’avais fait une balade en barque sur un lac de Savoie. Et la barque passait sous un tunnel de verdure. Eh bien ! j’ai ressenti la même impression. C’était doux et lent et l’obscurcissement avait quelque chose de majestueux… L’ombre était fraîche. Je me suis dit qu’après tout il faisait bon mourir.
Quand je suis revenu à moi, après le lavage d’estomac, je me sentais infiniment faible. Mais je ne souffrais pratiquement plus. Simplement mon ventre restait douloureux, meurtri. Je reposais dans le lit blanc, il faisait chaud… Par la fenêtre, j’apercevais un morceau de ciel gris. On était au printemps, mais la belle saison avait du retard.
Un type que j’avais déjà vu s’est approché de moi.
— Comment vous sentez-vous ?
— Mieux…
— Vous ne me reconnaissez pas ?
— Vous êtes le directeur de la prison ?
— Oui. Il paraît que vous voulez me parler ?
— C’est ça…
— Je vous écoute…
— J’ai été empoisonné…
— Je sais.
— Il faut faire analyser ce qui reste du paquet qui m’a été adressé.
— J’ai déjà donné des ordres en conséquence.
— Il faudrait qu’on enquête pour savoir qui a déposé ce paquet pour moi…
Il a eu un imperceptible haussement d’épaules. Sur son visage une ombre agacée a flotté un instant. Il paraissait dire : « Toi mon lascar, tu ne vas pas m’apprendre mon travail ! »
— Vous avez une idée quant à l’identité de la personne qui vous a adressé ce colis ?
— Oui…
— Laquelle ?
— Elle ! j’ai grommelé… Elle ! La petite garce…
J’ai tourné la tête sur mon oreiller et je me suis assoupi.
C’était la vadrouille en barque qui continuait. Toujours aussi agréable, avec son ombre verte et sa douceur mortelle.
Il faisait nuit lorsque je suis revenu à moi. Un infirmier se tenait à mes côtés. Il bouquinait un journal du soir à la lueur d’une veilleuse bleuâtre.
J’ai fait un mouvement qui a attiré son attention. C’était un gros rougeot à face de louchebem. Il avait un regard tranquille et réprobateur.
— Tiens, te v’ia sorti de l’auberge ?
— Oui…
— J’étais en train de lire un truc sur toi…
Il a brandi le journal sous mon nez :
— Ça t’intéresse ?
Je n’ai pas pu lire évidemment. Dès que je me suis mis à fixer la feuille imprimée, les caractères ont dansé la java.
— Paraît qu’on t’a expédié de la muscarine dans des biscuits ! T’as failli crever…
— Merci du renseignement, ai-je balbutié.
— Y a de la chance que pour la canaille, ç’aurait été un pauvre homme il clabotait !
J’étais fixé sur ses sentiments à mon égard. Lui, de marner dans la salle aux truands de l’Hôtel-Dieu, ça l’avait aigri. Il en avait honte, dans le fond, de soigner la pègre ; comme un instituteur à qui on cloque une classe d’anormaux.
— Qu’est-ce qu’on dit de moi ?
— On cherche qui a apporté le paquet fatal… C’est les journaleux qui emploient l’expression. Ça serait une jeune fille paraît-il. On est sur sa piste…
J’ai soupiré. Je ne comptais pas trop sur l’enquête. Une jeune fille ! Vous pensez qu’Emma avait pris ses précautions… Là, c’était du sans bavure ; elle avait eu le temps de s’organiser.
J’éprouvais un grand vide dans le ventre.
— J’ai faim !
— Eh ben toi ! alors, t’as vite fait de récupérer…
— Je peux pas bouffer quèque chose ?
— Attends, je vais voir…
Il est sorti et il est resté assez longtemps parti. Il est revenu avec un grand bol de bouillon de poireau.
— Tiens !
— C’est tout ?
— Merde ! tu vas pas te mettre à becqueter une entrecôte marchand de vin après la séance que t’as subie !
— Pourquoi pas, puisque j’ai faim ?
— T’as du coffre, y a pas, on voit que t’es jeune !
Là, il m’a dédié une mimique admirative exclusivement motivée par ma résistance physique.
— Demain, on t’embarquera à l’infirmerie de la Santé ; pas la peine de te garder ici !
Il a repris le canard pour continuer sa lecture. Mais cinq minutes plus tard, il a piqué du naze et s’est mis à ronfler. J’ai compris qu’il ne s’était pas seulement occupé de mon bouillon à la cuistance. Il avait également fait honneur à un kil de rouge car il puait la vinasse.
La Santé ! Toute cette sordide existence du prisonnier attendant qu’on statue sur son sort !
J’ai serré les poings. L’humanité me dégoûtait. Je me sentais régénéré par ce tubage qu’on m’avait fait. J’étais à la fois très faible et plus fort qu’avant mon empoisonnement.
J’ai regardé la nuque de l’infirmier endormi ; puis le récipient pour se soulager, derrière lui sur la table de chevet. J’ai saisi le flacon. Il était en verre très costaud. Je l’avais bien en main. J’ai levé le bras. Le flacon a volé en éclats et le gros lard est parti en avant. Il s’est écroulé sur le parquet, agité de tremblements convulsifs. Je l’avais sérieusement sonné. Je me suis levé et c’est alors seulement que j’ai réalisé la connerie que je venais de commettre : je ne pouvais pas me tenir debout, tout dansait autour de moi. Tout tournait à une vitesse vertigineuse. J’ai fermé les yeux et me suis assis. Ça s’est un peu tassé. Mais dès que j’ai rouvert les stores, la sarabande a recommencé.
J’ai ressenti un immense dégoût pour moi-même, pour ma stupidité. « Tu viens de faire du beau boulot », me suis-je dit. Ça, c’était le trait au bas d’une addition. Il ne restait plus qu’à faire le total. Le total s’écrivait en quatre lettres : mort !
Je venais de supprimer mes suprêmes chances, et ce, précisément à un moment où, grâce à cette tentative d’empoisonnement, tous les espoirs m’étaient permis…
J’ai senti à l’avance le contact des ciseaux sur ma nuque. Ces ciseaux qui allaient dégager mon encolure. Mille fois de suite, à une cadence précipitée, j’ai basculé sur la planche à chariot ! Ma tête valdinguait dans la sciure.